mercredi 14 décembre 2016

Problème des deux corps (1) Sur le couple occidental canonique

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Table des matières


  1. Introduction : fondement métaphysique du couple occidental canonique
  2. Imposture affective du couple occidental canonique
  3. Le déclin du couple
  4. Généalogie du couple occidental canonique
  5. Comment subvertir, marginaliser, assécher le couple occidental canonique

1. Introduction : fondement métaphysique du couple occidental canonique

Je traîterai donc de la nature et de la force impulsive des sentiments et de la puissance de l'esprit sur eux selon la même méthode qui m'a précédemment servi en traîtant de Dieu et de l'Esprit, et je considèrerai les actions et les appétits humains de même que s'il était question de lignes, de plans ou de corps.
Baruch Spinoza, L'Éthique [1].
Définition 1. Par corps nous entendons substance qui constitue un individu humain, dans sa totalité. L'esprit étant l'idée du corps, la notion de corps englobe aussi la notion d'esprit, de personnalité, d'affections, etc., d'un individu.
En d'autres circonstances, que ce soit en sciences physiques ou métaphysiques, le mot "corps" aurait une étendue bien plus grande que celle d'individu. Nous pensons qu'aucune confusion n'est possible ici, et restreindrons notre étude du problème des deux corps au cas où ceux-ci constituent deux individus humains.
  Spinoza définit "amour" comme "joie associée à l'idée d'une cause extérieure" (L'Éthique [1]). Cette définition est satisfaisante en métaphysique générale des sentiments mais pour expliquer les phénomènes de champs sociologiques, nous voudrions restreindre cette définition en raison de toutes les connotations que ce mot "amour" porte dans le monde occidental. En effet, les occidentaux ont tendance à sacraliser et rendre transcendante la notion d'amour. C'est-à-dire qu'ils traîtent des sentiments humains non pas comme des conséquences ordinaires des lois ordinaires de la nature, mais comme quelque chose lié à l'inconstance humaine, comme si l'humain dans la nature était un empire dans un empire et n'obéissait pas aux lois ordinaires de la nature comme n'importe quel objet ordinaire. Nous avons déjà montré dans L'imposture des affects [2] et Théorie du champ [3] que cette façon de penser était inadéquate. Ici, nous ne donnerons pas de métaphysique rigoureuse et exhaustive des sentiments humains (Spinoza en a déjà donné une très efficace ébauche dans L'Éthique), mais nous voulons comprendre les causes de l'émergence de cette sacralisation de l'amour à travers le couple occidental canonique. Nous avons donc besoin d'une définition qui incorpore cette connotation sans nous asservir inconsciemment à elle. La définition suivante est suffisante pour expliquer, par dérivation directe, tous les phénomènes d'amour du monde occidental :
Définition 2. Nous appelons amour une relation entre deux corps dont au moins l'un reconnaît l'autre comme ayant un statut particulier unique qui marginalise le reste de toute l'humanité par rapport à son système de représentation. De plus, il y a un effort permanent pour sacraliser et rendre transcendant ce sentiment.
Dans "L'imposture des affects" [2], nous avions défini amour comme sentiment d'amitié superposé à un désir sexuel et avions montré que tout ce qui semblait être "quelque chose de plus que cela" était purement illusoire. En fait, cette définition n'était pas exhaustive car, par exemple, elle n'englobait pas et ne donnait pas d'explication scientifique à l'amour asexuel. Avec cette définition, il apparaît encore plus clairement pourquoi tout le "quelque chose de plus que cela" est une imposture ; la même démonstration que dans L'imposture des affects [2] s'applique — nous y renvoyons le lecteur curieux. Nous développerons plus loin le concept de statut particulier unique qui marginalise le reste de l'humanité.
Définition 3. La joie est le passage de l'humain d'une moindre à une plus grande réalité. La tristesse est le passage de l'humain d'une plus grande à une moindre réalité.
Ces définitions sont dues à Spinoza (L'Éthique [1]). Dire qu'un humain est plus ou moins réel signifie qu'il a une plus ou moins grande puissance d'existence ou, de façon équivalente, un plus ou moins grand pouvoir d'affecter. Selon les définitions précédentes, la joie et la tristesse sont donc des sentiments dynamiques directement reliés à la transition dynamique de la puissance d'existence de l'individu considéré.
Définition 4. On dit qu'un individu possède une chose lorsqu'il en a le droit de jouissance exclusive. Ce droit doit être connu et reconnu dans le champ social, mais aussi effectif de la part de l'individu possédant. La possession factuelle d'une chose se traduit par l'extension symbolique du corps de l'individu possédant sur cette chose.
Par exemple, un automobiliste dit "il m'a percuté" et non "il a percuté mon automobile". La possession est donc la confusion symbolique de l'être et de l'avoir. C'est pour cela que l'on parle de "viol de la propriété" : jouir de l'objet possédé par autrui sans son consentement, c'est comme jouir du corps du possédant sans son consentement, d'où l'utilisation du mot "viol".
Définition 5. "L'envie est la haine en tant qu'elle affecte l'homme de sorte qu'il soit attristé du bonheur d'autrui, et se réjouisse au contraire du mal d'autrui" (Spinoza, L'Éthique [1]).
Définition 6. La jalousie est l'envie liée à l'idée de la possession d'une chose par autrui.
Définition 7. (Couple occidental canonique)
Le couple occidental canonique est un ensemble constitué de deux humains — statistiquement, le plus souvent de sexes opposés, mais peu importe — qui vérifie les propriétés suivantes :
  1. Les membres du couple occidental canonique pratiquent l'amour au sens de la définition 2.
  2. Les deux membres du couple occidental canonique mettent en place une possession réciproque mutuelle exclusive des corps ; ils se donnent à l'autre et se possèdent à la fois, au sens de la définition 4.
  3. Le couple occidental canonique croit en son bonheur (illusoire, comme il sera démontré). Le plus souvent, il croit à un bonheur au moins à très long terme, sinon éternel.

Définition 8. Est dit stupide un corps qui nuit à autrui et à lui-même.
Disposant de ces éléments de bases métaphysiques, nous pouvons dériver la phénoménologie du couple occidental canonique. Dans la section 2, nous expliquerons les impostures immédiates de l'idéologie du couple occidental canonique. Dans la section 3, nous exposerons la dynamique à long terme du couple occidental canonique, qui est vouée au déclin. Dans la section 4, nous expliquerons les causes et les effets sociologiques de cette unicité idéologique du couple occidental canonique. Dans la section 5, nous ébaucherons des méthodes pour se libérer du carcan induit par l'idéologie dominante du couple occidental canonique.

2. Imposture affective du couple occidental canonique

Dans nos pays de monogammes, se marier c'est diviser ses droits de moitié, et doubler ses devoirs.
Arthur Schopenhauer, Parerga et Paralipomena [4].
Le couple occidental canonique est un esclavage mutuel réciproque d'une stupidité terrifiante, voué au déclin et à la catastrophe.
   Selon les définitions précédentes, il est évident qu'en termes de Théorie du champ [3], la somme des deux individus composant un couple occidental canonique est inférieure à deux individus. Le concept d'amour fusionnel relève précisément de cette réduction des individus par la double possession des corps. En effet, chaque élément du couple étend symboliquement son corps dans l'autre et se rend complètement dépendant de la partie qu'il a investie. Certains parlent de leur conjoint en ces termes : "mon autre moitié". Cette expression nous donne la nausée. Nul besoin de démonstration ici : il est trivial que nous avons affaire à un cas terrifiant de 1+1=1 (Cf. Théorie du champ [3]). Les deux individus sont réduits à des moitiés de couple. Les deux (anciens) individus sont alors aliénés ; la possession mutuelle des corps arrache les deux individualités pour n'en former plus qu'une seule ; le couple est un animal symbolique monstrueux formé de deux membres humains.
   Ce qu'il y a de plus fâcheux dans le couple occidental canonique, c'est précisément l'exclusivité de cette double possession. En effet, il est implicitement admis que le partenaire a l'interdiction absolue de fréquenter autrui avec le même type de relation, sinon la jouissance exclusive de son corps est violée. Nous avons déjà entendu des gens oser affirmer qu'il ne s'agissait pas d'égoïsme. Nous affirmons que c'est encore pire : il s'agit d'avarice. À la lumière des définitions 4 et 6, le phénomène de jalousie ne distingue pas les couples qui veulent garder la possession exclusive du corps de leur conjoint ou un enfant qui ne veut pas partager son jouet, sa chose. Vous rendez-vous compte, vous autres romantiques crépusculaires en couples, que vous acceptez que votre conjoint vous dise ce que vous avez et n'avez pas à faire avec votre propre corps ? Et que vous lui infligez ce même supplice ? Vous rendez-vous compte de la violence de la double incarcération que vous vous infligez ?
   Lorsqu'un membre de couple voit son conjoint s'approcher d'une autre personne, il voit un potentiel autre couple occidental canonique se former (puisqu'il croit qu'aucun autre mode de vie affective n'existe). Alors, il ne serait plus l'exclusif centre d'intérêt de l'autre ! Alors, un morceau de son existence, qu'il avait placé en l'autre, disparaîtrait, puisque d'après la propriété 2 de la définition 7, il est rigoureusement impossible d'aimer plusieurs personnes (selon la définition 2). Alors, l'unité du couple occidental canonique serait brisée, et il ne resterait plus qu'une moitiée déchirée de conscience de couple, l'individu n'existant plus depuis longtemps. Alors, toute l'illusion du bonheur éternel (propriété 3 de la définition 7) s'effondrerait, laissant place à une terrible désillusion puis une immense tristesse car un immense vide. Finissons-en avec tout cela ! Quand allons-nous nous libérer de cet emprisonnement relationnel des conjoints ? Quand en finira-t-on enfin de cette interdiction stupide et bornée d'avoir des relations avec plusieurs personnes ? Il est clair que la tristesse générée par la jalousie n'est due qu'à cette possession mutuelle réciproque exclusive des corps qui a été mise en place par un contrat implicite ou explicite pendant la formation du couple. Il suffirait de supprimer ce contrat de double incarcération pour supprimer cette tristesse.
   En fait, cette idée de relation au statut unique qui marginalise le reste de l'humanité, autrement dit les règles du couple occidental canonique implicitement admises par tous sont celles dictées par le postulat et dogme du romantisme. Le voici.
Postulat romantique
  1. Pour tout corps, il existe une unique "âme sœur" — un autre corps — qui lui correspond et est vouée à le compléter, fatalement. Cette âme sœur est le seul corps envers qui l'autre corps éprouvera un amour véritable, car en effet, selon la définition 2, elle aura un statut unique, transcendant, sacré, et par sa relation unique qu'elle entretiendra avec la personne, marginalisera le reste de l'humanité.
  2. Seul l'instinct et la sensation pure sauront révéler l'âme sœur véritable. Une fois cette âme sœur révélée, le bonheur éternel est assuré, il n'y aura plus jamais de troubles affectifs dans la vie des personne concernées.
  3. En outre, cette relation est symétrique : si A est l'âme sœur de B, alors B est aussi l'âme sœur de A.

Toute la phénoménologie romantique se dérive à partir de ce postulat. Suivent toute une série de rituels qui sont dits romantiques. La littérature pullule de cette vermine et c'est ainsi que nous avons appris à être des crétins romantiques — nous n'allons pas nous rabaisser à énumérer les rites romantiques, les gens de la littérature passionnés de romantisme servent à cela. Nous voudrions revenir sur ce statut unique qui marginalise le reste de l'humanité. Nous ne dirons jamais assez à quel point nous trouvons cela stupide. Ce postulat accepté par tous et intériorisé grâce au fait que l'immense majorité de la littérature utilise ce type de postulat, est d'un arbitraire absolu. Comment peut-on avoir l'infinie prétention et la naïveté extrême de croire que l'on peut être l'unique et le plus élevé point d'attraction d'une personne, que l'on suffit entièrement à satisfaire tous ses désirs, et pire, pour un temps infini ? Réciproquement, comment peut-on croire satisfaire nos désirs grâce à une unique personne pendant un temps infini ? Mais quelle stupidité ! Pour rappel, nous sommes 7.5 milliards d'humains (en 2016) ! À tous les couples : rendez-vous compte du caractère fortuit de votre situation ! Par fainéantise, vous vous convainquez vous-même que votre conjoint est une sorte d'élu, l'unique personne au monde pour qui vous pouvez avoir du désir. Par fainéantise, vous feignez d'ignorer l'existence des milliards d'idividus par qui vous pourriez être attirés. Quelle peur vous prendrait si vous réalisiez que votre conjoint a juste été là au bon endroit au bon moment, et surtout, qu'il ou elle est totalement, interchangeable avec, ou remplaçable par au moins des millions d'autres humains ! Monstres que vous êtes, à établir une hiérarchie ordonnée dans vos relations humaines ! Monstres fermés d'esprit que vous êtes à marginaliser l'humanité entière au profit d'une prétendue "âme sœur" sortie tout droit des esprits tordus de ces romantiques crépusculaires brumeux ! L'unicité du rôle du conjoint est aussi stupide que toutes ces personnes d'une immaturité crasse qui parlent de leur "meilleur ami" — sous entendu, tous les autres sont de valeur moindre, et marginalisés. Tant qu'à faire, pourquoi ne pas aussi mettre en place un classement des gens que l'on connaît sur un axe unique, par ordre décroissant de préférence ? Il faut vraiment en finir avec cela. Nous autres esprits libres, n'avons pas besoin d'une telle hiérarchie dans les rapports humains. Notre vie moralement supérieure se passe de "meilleurs amis" et de "conjoints". Sur le deuxième point du postulat : nous renvoyons le lecteur à L'imposture des affects [2] pour commenter en quoi ne se fier qu'à ses instincts primaires est stupide.
   Ajoutons que l'amour occidental canonique fausse tout. Tout ce qui se dit entre deux personne amoureuses n'a aucune valeur de vérité et encore moins de sincérité — bien qu'ils sont tous persuadés du contraire. Combien entend-on de "je t'aime", "chéri", ou autres niaiseries ? Nous nous permettons l'auto-citation (cf. Le sens inversé [5]) :
Aux partisans du dire "je t'aime".
Qui prononce "je t'aime" compense et tente de dissimuler son incapacité à communiquer son amour, voire son absence d'amour tout court, y compris à lui-même.
Qui prononce trop de gentillesses compense précisément son incapacité à être gentil et tente de dissimuler sa trop grande méchanceté, y compris à lui-même.
Combien de fois avons-nous vu des couples nager quelques années dans un bonheur illusoire, puis, après la rupture (prévisible et inéluctable, comme il sera démontré), nous les entendons cracher tout leur venin verbal sur leur ex-conjoint. Par exemple le fameux "j'ai vraiment perdu plusieurs années de ma vie" (ce que nous ne contredisons pas...). Lorsqu'ils entretiennent la relation de couple occidental canonique, les conjoints baignent dans une illusion doxatique de "relation fusionnelle" : le conjoint est "l'élu", la personne à qui l'on se confie, à qui l'on dit tout, à qui "l'on se donne". Comme nous l'avons montré, cette relation ne découle pas d'un jugement réfléchi (puisqu'il s'agit de glorification d'émotions passives, selon le postulat romantique et comme il fut expliqué dans L'imposture des affects [2]). Alors nos membres de couples ont une confiance démesurée et injustifiée en leur conjoint. Il manque cette méfiance persistante nécessaire à toute relation saine entre esprits libres et combatifs. De plus, cette confiance infinie et infiniment absurde induit une exigeance terrible envers le conjoint. Il s'agit donc d'une double domination symbolique : il suffit que le conjoint apparaisse pour que l'autre se comporte différemment, il doit faire montre permanente de son amour envers l'autre, de sa disponibilité, de son dévouement, sous peine de le décevoir. En fait, il se trouve — nous le déplorons — qu'il existe une asymétrie dans les couples hétérosexuels. En effet, c'est le plus souvent la femme qui doit se montrer disponible, soumise, etc., alors que l'homme doit au contraire montrer son indépendance, sa puissance, etc. Une étude très fine et plus générale de cela a été faite par Pierre Bourdieu dans La domination masculine [6]. Dans cette montre permanente de l'amour, tout ce qui est dit est faussé. En effet, la valeur intrinsèque d'un discours est affectée et altérée par la valeur symbolique de ce même discours prononcé par le conjoint aimant et aimé. Il est donc clair que plus le degré de fusion d'un couple occidental canonique est avancé, moins les deux conjoints se comprennent et moins leur communication est efficace. En vertu de ce qu'enseigne Le sens inversé [5], nous ne sommes pas surpris par cette apparente contradiction.

3. Le déclin du couple

La vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui.
Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation [7].
Nous voudrions décrire l'évolution à long terme des couples. Nous allons donc aborder ce que nous nommons les "vieux couples", bien que le qualificatif "vieux" ne dénote pas forcément l'âge des concernés, mais plus un état psychique.
   Le bonheur des couples occidentaux canoniques repose sur une imposture affective et est voué au déclin. En effet, d'après la propriété 3 de la définition 7, ainsi que le dogme romantique, les membres d'un couple occidental canonique croient que, du fait qu'ils sont en couple, le bonheur éternel leur est assuré ; mais il est évident que ce bonheur vient d'une imposture morale, comme il a été démontré exhaustivement dans la section précédente. Tout le bonheur des couples repose sur des fondements métaphysiques incohérents.
   Le premier facteur de déclin d'un couple occidental canonique est l'ennui. Très vite, la monotonie s'installe au sein du couple, notamment à cause de toutes les restrictions qu'impose cette double incarcération réciproque des corps — elles sont si strictes qu'au final le champ des possibles est ridiculement petit. La répétition et la routine sont inévitables. Mais pourtant, les membres du couple occidental canoniques sont très compétents pour faire preuve d'une mauvaise foi miraculeuse et ainsi ne pas voir cet ennui et feindre de l'ignorer. D'une part, la consécration et la reconnaissance sociales de leur couple (entre autres via le mariage) contribue à masquer cet ennui catastrophique. En effet, la consécration sociale flatte en permanence l'égo conformiste des membres du couple occidental canonique. Cela leur procure un sentiment de puissance et d'augmentation de puissance, donc de joie (selon la définition 3) qui peut, pendant un certain temps, compenser l'ennui croissant du couple. L'acte sexuel permet également, d'autre part, en agissant comme une drogue, de limiter l'effet destructeur de l'ennui.
   Du point de vue psychique, il s'agit très précisément de la réduction 1+1=1 que nous avons déjà abordée. Plus les membres du couples restent ensemble, plus ils vont échanger leurs idées, et plus cela tournera en rond ; une cyclicité des idées malsaine s'installe, les deux esprits n'en forment en fait plus qu'un seul, beaucoup moins puissant que la somme séprarée des deux seuls. Rien n'est plus ennuyant que de discuter avec une personne qui pense toujours comme nous-même et qui approuve toutes nos idées. Parfois nous serions même tenté d'écrire 1+1=0... Un certain Goullagoullik aurait très justement nommé cela du consanguintellectualisme.
   Mais la nature finit par rattraper la force joyeuse de l'imposture du champ social ou sexuel et inverse le processus. À force de rester ensemble, les deux membres du couple finissent par n'avoir plus rien à se raconter. Mais, le plus souvent, ils sont contraints de vivre et de passer un temps considérable ensemble. Alors, quand bien même il n'y aurait plus rien à dire, il faut remplir les espace vides par quelque chose. Ils font semblant d'avoir des conversations en parlant de sujets triviaux. Le paroxysme de cela porte un nom bien connu : les scènes de ménage. Il est en effet facile d'admettre qu'il existe de nombreux sujets de conversations plus intéressants que la façon correcte ou non de faire la vaisselle, de ranger le frigidaire, etc. Ces sujets ne sont en général abordés qu'après un certain temps de vie commune ; lorsqu'ils deviennent récurrents et dominent le champ des conversations, la situation est critique. Cependant, il est important de noter l'assymétrie homme/femme des scènes de ménage. Très souvent, c'est la femme qui doit rappeler à l'ordre l'homme négligeant, qui s'offusque en traitant la femme de "maniaque". Cette division des tâches domestiques, comme l'a montré Pierre Bourdieu dans La domination masculine [6], constitue une violence invisible et symbolique faite à l'égard des femmes. Bien sûr, il n'y a pas que les scènes de ménage, même si c'est le cas le plus fréquent. Parfois d'autres prétextes servent de rupture d'un couple, on invoque certains défauts qualifiés "d'insupportables", mais c'est presque toujours l'ennui la première cause.
   Lorsque cet ennui et cet enfermement deviennent insupportables, même sans avoir conscience de cette cause, le couple s'éclate en deux, l'un des deux corps déchiré en moitié monstrueuse de couple, réclame à nouveau son statut de corps individuel et ose s'arracher du couple. Plus le couple a duré longtemps, plus la rupture est évidente et nécessaire, mais elle en est d'autant plus violente. S'arracher d'un couple, surtout lorsqu'il a duré des années, c'est renoncer, voire nier, une partie importante de sa propre vie. Un tel acte ne s'effectue jamais sans souffrance. Cette violence terrible inéluctable est aussi causée par l'incarcération obligée du couple, par le dogme romantique, par cette idée reçue que l'affection ne doit être dirigée que vers un unique individu. Dans la section 5, nous montrerons des méthodes moins douloureuses pour se libérer de ce carcan.
   L'incarcération relative au couple occidental canonique n'est pas due qu'à la possession mutuelle exclusive réciproque des corps. Elle est aussi due à la méthodologie projet que mettent en place les couples pour organiser leur vie dans le futur lointain et ne laisser aucune alternative. Nombre de couples occidentaux canoniques parlent de projet de vie — car visiblement, vivre ne suffit plus... Cela commence par le mariage, puis avoir des enfants, acheter une maison, puis une résidence secondaire à la montagne ou à la mer (ou les deux quand le capital économique s'y prête). On parle de "se poser", "fonder une famille", et bien d'autres expressions qui nous hérissent le poil de répulsion. Nombre de couples finissent par s'enfermer dans un tombeau géant qu'ils nomment : "maison"... Sur la notion de projet, nous nous contentons de citer Franck Lepage : "Le projet tue le désir. Quand on sait à l'avance ce qu'on va faire, on n'a plus envie de le faire. Toute femme sait faire la différence entre un homme qui a un désir d'elle et un homme qui a un projet pour elle ! (Remplacez homme par femme, femme par homme, bref vous faites ce que vous voulez)." [8]
   Mais d'où vient cette notion de bonheur ? À quoi aspirent les personnes qui désirent un couple occidental canonique ? Quelles sont leurs croyances, leurs désirs ? Nous pensons qu'il s'agit d'une fainéantise de l'esprit et du corps. La principale promesse (fausse, comme il a été démontré) du couple occidental canonique est le bonheur léthargique et permanent. Nombre des contes de notre enfance nous dictent cette conduite : "... et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants, FIN." Nous voyons ici qu'il n'y a jamais rien d'intéressant dans ce bonheur, puisqu'il n'est jamais raconté. Ces contes eux-mêmes démontrent l'ennui absolu du projet de vie. Une fois le bonheur atteint, c'est la fin du mouvement, de l'aventure ; le bonheur est l'immobilité, le bonheur est un pendule sans mouvement, le bonheur est l'atrophie du vouloir, le bonheur est la mort, l'ennui, permanents. Mais, nous autres esprits libres, voulons-nous de cette torpeur assomante molle du bonheur immobile mortifère ? Le bonheur atteint, tout comme le projet, tue le désir, alors que le désir, l'insatisfaction primordiale, est une condition absolument nécessaire au mouvement, à la vie telle que nous l'entendons. Nous autres esprits libres, l'affirmons tout haut : le bonheur, nous n'en voulons pas. Nous laissons le bonheur aux esprits lâches et trop lourds pour voler librement dans les hauts vents, tels des sacs plastiques déchirés en mille morceaux.

4. Généalogie du couple occidental canonique

Nous ne faisons effort vers aucune chose, nous ne la voulons pas et ne tendons pas vers elle par appétit ou désir, parce que nous jugeons qu'elle est bonne ; c'est l'inverse : nous jugeons qu'une chose est bonne, parce que nous faisons effort vers elle, que nous la voulons et tendons vers elle par appétit ou désir.
Baruch Spinoza, L'Éthique [1].
Dans les parties précédentes nous avons expliqué la phénoménologie immédiate et à long terme du couple occidental canonique. Nous voudrions comprendre les causes de leur domination sur tous les autres modes de vie. Nous voudrions comprendre pourquoi cette vermine est si nombreuse, voire ultra-majoritaire. Comment se fait-il que l'idéologie du couple soit aussi dominante dans le monde occidental ?
   Nous voudrions montrer que la domination absolue des couples occidentaux canoniques est une construction arbitraire sociale qui revêt l'apparence d'un naturel légitime. La domination des couples sur les autres modes d'interactions humaines est symbolique. La notion de force et domination symboliques a été admirablement expliquée par Pierre Bourdieu :
La force symbolique est une forme de pouvoir qui s'exerce sur les corps, directement, et comme par magie, en dehors de toute contrainte physique ; mais cette magie n'opère qu'en s'appuyant sur des dispositions déposées, tels des ressorts, au plus profond des corps. Si elle peut agir comme un déclic, c'est-à-dire avec une dépense extrêmement faible d'énergie, c'est qu'elle ne fait que déclencher les dispositions que le travail d'inculcation et d'incorporation a déposé en ceux ou celles qui, de ce fait, lui donnent prise. Autrement dit, elle trouve ses conditions de possibilité, et sa contrepartie économique (en un sens élargi du mot), dans l'immense travail préalable qui est nécessaire pour opérer une transformation durable des corps et produire les dispositions permanentes qu'elle déclenche et réveille ; action transformatrice d'autant plus puissante qu'elle s'exerce, pour l'essentiel, de manière invisible et insidieuse, au travers de la familiarisation insensible avec un monde physique symboliquement structuré et de l'expérience précoce et prolongée d'interactions habitées par les structures de domination.
Pierre Bourdieu, La domination masculine [6].
Ces considérations très générales sur les forces symboliques s'appliquent bien évidemment à la domination des couples occidentaux canoniques sur les autres modes de vies affectives. Les représentations symboliques du couple existent depuis plusieurs millénaires et sont martelées sans cesse dans des fictions, des récits, mais aussi dans la vie réelle. Ainsi, dès le plus jeune âge, les enfants construisent leur imaginaire avec cette représentation unique du couple. Ils apprennent à désirer la vie en couple, petit à petit. Et, lorsqu'à la puberté, le désir sexuel arrive, les structures cognitives sont déjà préparées à l'amour romantique tel qu'enseigné par toutes les institutions de l'amour, comme des ressorts tendus qui ne demandent qu'à être libérés pour faire exploser les pulsions. Alors, tout se déclenche, comme par magie, avec une évidence troublante. L'amour romantique canonique apparaît alors comme si c'était la seule solution, comme si c'était un phénomène naturel, et se déclenche avec une force immense, fruit du travail permanent de l'apprentissage du couple, depuis la naissance. Cette force est d'autant plus grande qu'elle est invisible et semble innée et naturelle. Le dogme romantique pose que les personnes sont soit en couple, soit seules. Et les opposants sont sans cesse rappelés à l'ordre, si bien que même les dominés finissent par accepter leur condition et se font complices des dominants, jusqu'à rejoindre leurs rangs par nécessité de survie sociale. Il est perçu comme naturel que rien d'autre que le couple occidental canonique n'existe. Le modèle symbolique du couple occidental canonique a été intériorisé et il ressort de façon automatique, un réflexe appris pendant toute sa vie. Les mécanismes sont presque exactement les mêmes que ceux de la domination masculine. Les exemples culturels ne manquent pas. La plupart du temps ils ont même le bon goût de superposer ces deux aspects ; le paroxysme de ceci sont les films de princesses de l'usine Walt Disney, que nous trouvons viscéralement insupportables. Ils sont la manifestation la plus médiocre du postulat romantique.
   Le couple occidental canonique est donc un arbitraire social imposé comme s'il s'agissait d'une chose naturelle et légitime. Nous voulons dire à quel point il s'agit d'une imposture morale. Le fait qu'un dogme soit présenté comme une chose naturelle et légitime devrait alarmer tous les esprits vifs. Certains de nos opposants qui disent que c'est naturel de se mettre en couple, sans donner d'autre argument que "c'est ce qui a toujours été fait", sont d'une mauvaise foi crasse. Ils ne se rendent pas compte que leur représentation du normal n'est faite que de préjugés et de croyances dogmatiques qui leur ont été apprises. D'autres encore, invoquent les sacro-saints sentiments. Comme il s'agit de sentiments, cela ne s'explique pas, c'est du pur et authentique moi. Nous renvoyons à L'imposture des affects [2] où nous avons déjà démenti cette façon fallacieuse de raisonner. Les gens se figurent qu'ils se mettent à croire à l'amour romantique (selon le postulat romantique) parce qu'ils sont tombés amoureux. Mais, c'est le contraire qui est vrai : c'est parce qu'ils ont appris le romantisme et finissent par croire à son dogme qu'ils sont tombés amoureux. Si les gens n'avaient pas été éduqués à l'amour (au sens de la définition 2 et à la lumière du postulat romantique), ils ne tomberaient pas amoureux. Nous vivrions alors dans des sociétés où nous copulerions comme s'il s'agissait de manger un bon morceau de fromage, ou comme s'il s'agissait de fumer un bon gros pétard.
   Leur faute est d'élever ces dogmes à des vérités absolues. C'est avec ce même type d'arguments que d'autres furent en faveur de la domination masculine, ou plus récemment, contre le mariage homosexuel. Nous sommes contre le mariage tout court !
   Le mariage est l'institution de la domination symbolique des couples par excellence. Légalement, il donne des avantages aux gens qui acceptent cette double incarcération des corps et la passe sous contrat officiel. Symboliquement, il est la consécration sociale du couple : il reconnait cette double incarcération et félicite les enfermés, et ce devant le plus de témoins possibles. D'abord, nous sommes frontalement opposés au fait que les couples occidentaux canoniques soient favorisés par une reconnaissance sociale, et qu'aucune autre forme de vie affective ne soit reconnue. Mais surtout, nous voulons insister sur la stupidité du contrat de mariage. Imaginez qu'un de vos amis, un jour, vous apporte un contrat de "fidélité en amitié". Comme nous l'expliquions dans Le sens inversé [5], s'il y a besoin de certifier sur un contrat que l'amitié existe, il y a de grandes chances qu'elle soit très menacée... Il en va de même avec le sentiment d'amour. Avez-vous besoin, si vous êtes libres d'esprit, de marquer sur un bout de papier que vous pouvez faire des choses ensemble ? Ce contrat de mariage est une insulte à l'intelligence humaine ! Si l'un de vos amis vous apportait une telle forme de contrat et vous demandait de le signer, vous le giffleriez. Nous aimerions qu'il en soit de même avec les demandes en mariage. Nous voudrions voir, lors d'une demande en mariage, la personne écraser son talon sur le nez du demandeur — c'est d'ailleurs la seule circonstance où nous approuverions l'existence des chaussures à talons aiguille.
   Mais il se trouve que c'est le contraire qui est la norme. Les couples sont ce qui est normal et reconnu. Les gens qui ne sont pas en couple sont stigmatisés, et les gens en couple n'ont de cesse de leur souhaiter de trouver un conjoint. C'est-à-dire qu'ils se figurent que leur situation est forcément meilleure et souhaitable, et que les hommes libres vont forcément moins bien que les hommes incarcérés. Tous ces petits rappels à l'ordre infinitésimaux sont une forme de violence que nous souhaitons faire disparaître. Nous pensons à ces couples, qui osent demander aux hommes libres : "Ahlala, il va finir vieux célibataire tout seul dans un appartement pourri...", ou "alors, quand-est-ce que tu te trouves une meuf/un mec ?" Ces petites phrases quasi-invisibles participent à rappeler à ceux qui ne sont pas en couples que leur situation est non seulement anormale, mais aussi honteuse. Le couple occidental canonique n'a donc de cesse de rappeler sa domination absolue, qui n'a de cesse de se reproduire dans l'éducation, jusqu'à construire un habitus, transmission intergénérationnelle de modes de pensées automatiques et inconscients, qui se traduisent par des rites, des habitudes, des façons d'agir non réfléchies mais qui semblent évidentes. On a l'impression qu'il ne peut pas en être autrement. Est-il vraiment impossible d'agir autrement qu'en couple occidental canonique ? Existe-t-il des alternatives ?

5. Comment subvertir, marginaliser, assécher le couple occidental canonique

La question de fond, c'est de savoir s'il existe une classe révolutionnaire. C'est de savoir si nous avons déjà commencé à subvertir la classe dominante.
Bernard Friot.
Il est fascinant de voir la force avec laquelle les structures sociales du couple occidental canonique se produisent et se reproduisent. Lutter contre cette idée unique du couple et lutter contre sa domination ne consiste pas à nier l'existence de cette domination, bien au contraire. La connaissance la plus fine possible de cette domination est justement nécessaire et utile, bien que douloureuse. Cependant, il est clair que constater la domination du couple occidental canonique sur les autres modes de vies affectives, bien que ce soit nécessaire, ne suffit pas à le subvertir. Se contenter de constater la domination de la classe dominante n'aurait qu'un effet désespérant, voire même un effet de consolation pessimiste. Se contenter de constater que la classe dominante domine, c'est caresser les dominés dans leur désespoir collectif et finalement participer à cette domination.
   Détruire une idéologie dominante mortifère ne consiste pas seulement à la détruire idéologiquement — ce qui est chose faite à ce point de l'exposé. Il s'agit surtout de proposer des alternatives et de prouver qu'elles sont plus intéressantes que l'idéologie du couple qui existe déjà. Pour subvertir l'idéologie du couple, le but n'est pas du tout de stigmatiser les couples et de les haïr. Il s'agit de vivre autrement et, par subversions successives, de les marginaliser et d'assécher leur mode de vie pour qu'il disparaisse naturellement et en douceur, comme par nécessité. Le but de cette dernière section, la plus importante, est double. En premier lieu, il s'agit de sortir de la marginalité les autres modes de vie affectives que le couple occidental canonique, il s'agit de libérer celles et ceux qui a priori ne veulent déjà pas de ce carcan. Mais en second lieu, et cela semble plus difficile, il s'agit d'aider les couples occidentaux canoniques à s'auto-subvertir, il s'agit de libérer les dominants qui sont dominés par leur propre domination, comme dirait Karl Marx. Nous voudrions leur donner des méthodes progressives et non douloureuses pour s'émanciper et atteindre un mode de vie supérieur à celui auquel ils sont habitués.
   À une certaine époque, le mariage était révolutionnaire. Voici ce que proclame la déclaration universelle des droits de l'humain de 1948 [9] :
Article 16

  1. A partir de l'âge nubile, l'homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille. Ils ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution.
  2. Le mariage ne peut être conclu qu'avec le libre et plein consentement des futurs époux.
  3. La famille est l'élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l'Etat.
À l'époque où il est écrit, cet article est révolutionnaire car il subvertit les mariages d'intérêts et le carcan patriarcal en libérant partiellement les personnes : même si l'obligation implicite d'être en couple est toujours présente, elle est euphémisée et laisse plus de degrés de liberté que les mariages d'intérêt. Cela, nous ne le nions pas, et nous saluons cette avancée. Cependant, comme toute révolution, elle crée un carcan suivant et institue une nouvelle lutte des classes. Ici, nous voyons que l'objet "naturel et fondamental" est la famille régie par le couple ; nous voyons ici inscrit, dans l'institution officielle même, l'imposture qui consiste à proclamer le couple comme naturel alors qu'il ne l'est pas. Seuls les couples mariés ont officiellement droit "à la protection de la société et de l'État". Nous jugeons cette situation scandaleuse et inacceptable ! Il nous appartient, à présent, de subvertir à nouveau cette institution vers des modes de vie plus émancipateurs.
   Le mouvement homosexuel soulève des questions fondamentales pour notre réflexion car il donne des pistes intéressantes de luttes. Tout d'abord, la plupart des communautés homosexuelles ont des mœurs beaucoup plus libérées que les hétérosexuels en termes de pratique sexuelle. Cela n'est pas étonnant. Pour un hétérosexuel, la vie n'est pas compliquée. Statistiquement, tout l'environnement est déjà hétérosexuel, il suffit de faire pareil sans trop réfléchir, et tout se passe sans difficultés. En revanche, l'homosexuel évolue dans un environnement comme s'il était étranger. Autour de lui, tout le monde a des pratiques sexuelles et affectives différentes des siennes, ce qui le pousse à se poser la question décisive : "que suis-je ?" Les homosexuels sont socialement poussés à plus réfléchir sur leur condition que les hétérosexuels ; il n'est donc pas étonnant qu'ils arrivent à un degré supérieur de réflexion. Ainsi, il est fréquent que les personnes homosexuelles aient plusieurs partenaires sexuels sans que cela ne pose aucun problème à personne — alors que cette pratique est absolument interdite dans la quasi-totalité des couples hétérosexuels.
   Cependant, leur lutte politique contient des contradictions. Le mariage homosexuel n'est qu'une demi-avancée pour cette communauté. Bourdieu d'écrire : "comment se révolter contre une catégorisation socialement imposée sinon en s'organisant en une catégorie construite selon cette catégorisation, et en faisant ainsi exister les classifications et les restrictions auxquelles elle entend résister (au lieu par exemple de combattre pour un ordre sexuel nouveau dans lequel la distinction entre les différents statuts sexuels serait indifférente) ? [...] Et doit-il [le mouvement homosexuel] aller jusqu'au bout de son action revendicatrice (et de sa contradiction) en demendant à l'État de conférer au groupe stigmatisé la reconnaissance durable et ordinaire d'un statut public et publié, par un acte solennel d'état civil ? [...] Comment donc contrecarrer l'universalisme hypocrite sans universaliser un particularisme ?" [6]. Ce que nous voulons, ce n'est pas une reconnaissance sociale de telle ou telle pratique sexuelle. Cela ne ferait qu'établir une nouvelle domination qui ne serait pas plus légitime ni moins mortifère que la précédente. Ce que nous voulons, c'est une indifférence des institutions et des champs sociaux par rapport aux pratiques affectives et sexuelles. Nous revendiquons la libération de la vie affective. Nous exigeons du champ social qu'il cesse de privilégier certaines directions affectives et sexuelles plutôt que d'autres. Il ne s'agit pas de rendre plus visible d'autres structures affectives que le couple occidental canonique et de les revendiquer comme plus légitimes, il s'agit que toutes les structures affectives possibles soient aussi invisibles les unes que les autres au regard de l'État. Nous exigeons une laïcité vis à vis des dispositions affectives des personnes. L'État n'a pas à intervenir en faveur à certaines dispositions affectives au détriment d'autres qu'il ignore.
   Cette lutte politique est bien plus difficile qu'une lutte qui demande de la reconnaissance. En effet, contrairement à la communauté homosexuelle, nous ne nous définissons pas positivement en affirmant un mode de vie particulier, mais au contraire nous nous définissons négativement : "nous ne sommes pas des couples occidentaux canoniques". Cette lutte politique est sans doute aussi difficile que les luttes des personnes de couleurs, qui, tout comme nous, exigent une indifférence du champ social et de l'État vis à vis de leur couleur. Nos principaux atouts, en fait, sont la multitude de modèles alternatifs au couple occidental canonique, ainsi que leurs supériorités morales, affectives et anthropologiques. Cette diversité et cette richesse possibles des affections est si intriguante et passionnante qu'elle a clairement le potentiel de renverser l'idéologie dominante du couple.
   Si ce travail doit faire l'objet de transformations institutionnelles, celles-ci ne sauraient suffire. Car la reproduction transgénérationnelle des automatismes n'a pas besoin d'institutions pour exister. En plus d'une lutte politique des institutions, il s'agit également de lutter politiquement par l'éducation — qui commence par la dés-éducation des idées dominantes. En plus de donner des pistes politiques, nous devons aussi donner des idées pratiques de mode de vie.
   Nous avons exposé nos revendications politiques. Celles-ci exprimaient une éducation et la pratiques de modèles alternatifs aux couples occidentaux canoniques. Pour terminer cet article, nous proposons quelques pistes et quelques conseils. Nous insistons sur le fait que le but de cet article n'est pas de nous placer comme grand prêtre moralisateur qui dicte la bonne conduite. Ces conseils ne sont qu'indicatifs et ont vocation à être critiqués et complétés. Lecteurs, si vous avez des idées qui nous auraient échappés, exprimez-vous.
   La principale difficulté de notre pensée est sa mise en pratique. Une philosophie est atrocement vaine si elle n'est pas en interaction avec un mode de vie réel. Pourtant nous nous heurtons à une difficulté factuelle de mettre en pratique nos idées, car l'idéologie dominante a une inertie immense. Ces structures sont si profondément ancrées dans nos corps et nos comportements qu'il ne suffit pas de comprendre théoriquement que ces comportements sont stupides pour s'en défaire. Il s'agit donc de ne pas se limiter à la subversion idéologique, mais de l'étendre à tout son corps en transformant son mode de vie réel quotidien. Les textes subversifs que nous nous efforçons d'écrire ne sont pas des modes d'emploi qu'il suffit d'appliquer. Ils ne sont que des éléments excitateurs et déclencheurs ; le travail de subversion est surtout un effort long et laborieux d'auto-subversion idéelle et corporelle. Il s'agit de démanteler petit à petit nos automatismes mortifères que nous désirons éliminer. Car il serait illusoire d'espérer les éliminer d'un battement de paupière. Ce sont commes des autoroutes neuronales par lesquelles les signaux électrochimiques passent très — trop — facilement. La subversion théorique n'est qu'un début, un initiateur d'un nouveau canal neuronal. Il faut ensuite le travailler, s'habituer petit à petit à utiliser ce canal plus que l'autoroute, pour assécher cette dernière, laisser les broussailles et les ronces repousser dessus peu à peu, et transformer le faible canal nouveau en autoroute à son tour. C'est un travail lent qui peut prendre toute une vie, voir plus, à travers une évolution transgénérationnelle.
   Prenons l'exemple de la jalousie. Comment se défaire de ce sentiment mortifère ? D'abord en ayant conscience qu'il est mortifère (cf. tout le reste de ce texte). Ensuite, essayez de vous mettre volontairement dans des situations où vous seriez jaloux et tentez de méditer cette jalousie avec recul au moment où vous la ressentez.
   Si vous êtes déjà en couple occidental canonique et que vous êtes arrivé à ce point de l'article sans fuir de dégoût, tout d'abord vous méritez notre admiration pour votre ténacité. Voici quelques conseils pour vous aider à atteindre progressivement un degré supérieur de vie affective. Nous avons montré que le désir unique envers une unique personne était absurde. Pourtant, en raison de vos habitudes, même en le comprenant théoriquement, il sera difficile de vous en défaire. Pour commencer, faites lire cet article à votre conjoint et discutez. Vos idées, vos discussions et vos méditations personnelles sont le début de ce qui vous permettra d'évoluer vers un mode de vie plus intéressant. Il s'agit donc de migrer progressivement vers un mode de vie alternative en évitant la souffrance de la déchirure brutale du couple. Essayez de disposer votre esprit de telle sorte que vous acceptiez le fait d'être attiré par d'autres personnes que votre unique conjoint. Une fois ce constat effectué, vous pouvez, par exemple, essayer des structures polygonales de vies affectives — le triangle amoureux, le quadrilatère, ou d'autres structures. Quand vous rencontrez des gens, évitez l'argument "je suis déjà avec quelqu'un" si la personne vous séduit et que vous ne voulez pas accepter ses avances. D'abord, si vous trouvez cette personne attirante et que vous éprouvez du désir envers elle, acceptez-le et ne vous privez pas, votre conjoint n'a pas de droit de jouissance exclusive sur votre corps. Nul n'est en droit de vous posséder. Mais, si vous voulez refuser les avances d'un séducteur — ce qui est un droit fondamental —, il ne s'agit pas de dire que "non non, je ne peux pas avoir une relation avec toi puisque je suis déjà incarcéré dans un couple". Si vous refusez une avance, ayez de vraies justifications qui viennent d'ailleurs que de la possession par votre conjoint de votre corps ! Un simple "non, je n'éprouve pas de désir envers toi" suffit, car nul n'est en droit de commander vos désirs. Ensuite, il ne s'agit pas de cacher à tout prix à votre conjoint que vous avez d'autres relations affectives et sexuelles qu'avec lui. Ce n'est pas parce que votre conjoint n'a pas le droit de jouissance exclusive de votre corps que vous ne l'aimez pas. Nous pensons que l'affection entre les corps est possible sans double incarcération — mieux : nous pensons que des relations humaines seraient bien plus saines et intéressantes à vivre sans ce double emprisonnement. Vous avez tous intérêt à vous libérer du couple occidental canonique et à essayer de migrer vers des structures polygonales de vies affectives. Nous pensons qu'il est préférable que le conjoint soit au courant de vos aventures et relations ailleurs qu'au sein de l'ancien couple — dans ce cas où la transparence est respectée, il ne s'agit pas d'une "tromperie". Mais si vous souhaitez jouer à cacher vos relations les unes des autres pour voir ce qui se passe, c'est à votre guise.
   En ce qui concerne les polygones amoureux, s'ils sont un pas évident vers la libération affective des modes de vies, ils ne sont certainement pas une fin. Car il y a encore ce statut particulier, transcendant, sacralisé, de l'amour, qui perdure et que nous ne souhaitons pas. Un polygône amoureux n'est rien d'autre qu'un couple occidental canonique étendu à plusieurs personnes ; même si les effets néfastes sont divisés par le nombre de sommets du polygone, ils persistent. Une façon progressive de dépasser le polygone est de l'étendre en une sorte de réseau complexe qui peut se recombiner dans tous les sens en fonction des désirs des corps. Ce que nous voulons, c'est arriver à un degré supérieur tel de relations humaines que la notion de désir sexuel serait accessoire. Nous voudrions ouvrir le champ des possibles au maximum à chaque rencontre en ne fermant a priori aucune possibilité. Nous voudrions par exemple que les membres d'anciens couples occidentaux canoniques, sans que leur affection pour leur conjoint n'aie diminué, puissent dire : "je ne te considère pas comme plus ou moins proche que tel ami, tel autre, ainsi que beaucoup d'autres, car la notion de hiérarchisation ordonnée des relations humaines n'a strictement aucun sens". Il s'agit donc de nier le postulat romantique.
   Pour accéder à une forme supérieure d'interactions affectives entre les individus, nous devons nier la définition 2 de l'amour, et revenir à celle de Spinoza : "l'amour est la joie associée à l'idée d'une cause extérieure". Cette définition est beaucoup plus simple, naturelle, et facile à mettre en application. De plus, la représentation spinoziste de l'amour n'enferme personne. Si à un instant donné, une personne nous procure de la joie, alors nous disons que nous l'aimons d'amour spinoziste. Si à l'instant suivant cela s'arrête, tant pis, allons voir ailleurs.
   Nous souhaitons que vous autres, lecteurs, trouviez des idées plus évoluées que les nôtres, que vous conceviez et expérimentiez des modes de vie encore supérieurs à ceux que nous venons d'ébaucher. Notre rôle n'est pas d'avoir réponse à toutes les questions pratiques de vie alternative au couple — nous en sommes bien incapable, et quand bien même nous serions érudit, nous nous garderions bien de tout dire, car nous risquerions de reformater les esprits. Au contraire, la direction que nous nous efforçons de suivre est l'ouverture vertigineuse du champ des expérimentations possibles. Il reste une immensité à explorer et inventer, nous nous en remettons à votre propre sagesse pour mener ces voyages. Nous n'avons pas la prétention de donner un mode d'emploi de vie affective à suivre que nous réciterions comme des prêtres, rien ne nous dégoûterait plus qu'une bande de suiveurs qui répèteraient sagement nos paroles sans les contester. Il s'agit au contraire d'ouvrir le champ des expérimentations possibles au maximum et de laisser les gens inventer leur vie affective. Seule l'ouverture absolue du champ des possibles laisse assez d'espace aux esprits et aux corps pour réfléchir, méditer, et créer. Sur le processus de création, nous renvoyons le lecteur au "génie du merle, ou ce que créer veut dire" [10]. Ce qu'il y a de plus excitant et intéressant lorsque l'on se libère du couple occidental canonique, c'est que nous nous retrouvons en terrain inconnu : presque tout est à inventer ou à découvrir. S'efforcer de réfléchir à son mode de vie et tenter de le concevoir, de l'expérimenter, est beaucoup plus exaltant que de reproduire sans aucun mouvement ce que tout le monde a toujours fait. Certes, cela crée une tempête assourdissante dans les esprits et les corps, tout se met en mouvement, se bouscule, se contredit, se subvertit, évolue de façon dynamique et chaotique. Mais c'est cela, la vie dans toute la splendeur de ses tumultes ! Le plaisir de se tromper, de tester des choses, de se tromper encore, mais se tromper mieux, parfois même chuter de façon douloureuse, puis d'autres fois encore, de découvrir quelque chose de génial, et d'en ressortir toujours plus fort et déterminé à augmenter l'intensité de son existence !
   Nous n'avons pas encore pu réfléchir de façon exaustive à toutes les implications qu'engendrerait le fait de sortir du mode de vie du couple occidental canonique — nous pensons que cela peut prendre la durée de plusieurs vies humaines, et que les réponses émergeront à une échelle d'espace-temps plus grande. En particulier, nous n'avons pas d'opinion précise sur la façon adéquate d'éduquer les enfants. Voici des questions sur lesquelles vous autres lecteurs, pourriez méditer : comment éduquer un enfants dans d'autres structures affectives que le couple ? Qu'est-ce qui est important pour le développement d'un enfant ? Peut-on redéfinir la notion de parent ? Ces questions, nous sommes aujourd'hui incapable d'y répondre, et quand bien même nous saurions y répondre, nous ne désirerions pas vous imposer nos opinions.
   Un reproche que nous font souvent nos opposants consiste à dire qu'une structure de couple occidental canonique est préférable pour élever des enfants ; pour eux, une stabilité de couple serait nécessaire. D'abord, remarquons que ce même argument a été utilisé par les opposants au mariage homosexuel. Sans entrer en détail dans la théorie de l'éducation des enfants, nous pensons que le développement général de ceux-ci est en grande partie indépendant des dispositions affectives des parents, mais ne dépend que du degré d'interaction entre lui et ses parents (biologiques ou non). Un enfant développe beaucoup plus de capacités lorsque ses parents jouent beaucoup avec lui, lui donnent beaucoup d'affection, et lui ouvrent le maximum de possibilités dans sa vie, point final. Mais pour répondre plus précisément à nos opposants, nous pensons qu'une structure affective non banale serait extrêmement profitable pour l'enfant, bien au contraire de ce qu'affirment les partisans du couple occidental canonique. En fait, il est facile de deviner que s'ils ne veulent pas que les enfants grandissent dans d'autres structures affectives que la leur, c'est qu'ils ont peur d'être subvertis dans une ou deux générations. Ils pensent ainsi avec raison : les enfants d'esprits supérieurs qui ont su se libérer du couple occidental canonique sont notre plus grand espoir ! Tout comme les jeunes homosexuels, ces enfants seront poussés à réfléchir à leur existence et à leur statut particulier dans le monde social. Ils réussiront même sans doute à faire mieux que nous et à nous dépasser, peut-être même à nous subvertir et à imposer un mode de vie affectif encore supérieur dont nous-mêmes n'avons pas encore idée.
   Mais pour permettre à nos enfants de nous surpasser, il faut déjà que nous nous surpassions nous-mêmes. Nous devons nous montrer à la hauteur afin d'être en mesure de leur dire : "Oui ! Tu as le droit de vivre autrement qu'en couple occidental canonique !" Alors, camarades, est-ce que notre classe révolutionnaire existe ? Est-ce que nous voulons, est-ce que nous sommes déterminés à nous battre de toutes nos forces pour subvertir le couple occidental canonique ? Est-ce que nous sommes prêts à libérer le monde occidental de ce carcan ? Est-ce que nous sommes prêts à vivre autrement, et montrer que nos modes de vies affectives sont moralement et anthropologiquement supérieurs ? Est-ce que nous sommes prêts à dire un explosif "Oui !" à nos propres conceptions des relations affectives ?

Bibliographie

[1] Baruch Spinoza. L’Éthique. Folio, 1677.
[2] Nous autres. L'imposture des affects. (Bipèdes Ailés) , 2016.
[3] Nous autres. Théorie du champ. (Bipèdes Ailés), 2016.
[4] Arthur Schopenhauer. Parerga et Paralipomena. 1851.
[5] Nous autres. Le sens inversé. (Bipèdes Ailés), 2016.
[6] Pierre Bourdieu. La domination Masculine. Points, 2002.
[7] Arthur Schopenhauer. Le monde comme volonté et comme représentation. Quadrige, 1859.
[8] Franck Lepage. Incultures (1). Conférences gesticulées, 2016. Sur la méthodologie projet.
[9] Assemblée générale des Nations unies. Déclaration universelle des droits de l’humain. 1948.