dimanche 23 juillet 2017

Et les esprits libres tuèrent le libre arbitre.

Lire l'article en pdf.

Principe de base
Qui pose l'existence du libre arbitre est l'ennemi des bipèdes ailés.

Sens inversé du libre arbitre
Est d'autant plus enchaîné qui affirme avec d'autant plus de force que sa conscience est libre.

Traque infinie des masques
Spinoza : tout humain est soumis et déterminé par ses affections. L'humain se croit libre car il est conscient de ses appétits et actions, mais ignore les causes qui le disposent à désirer et agir.
    Nulle "maîtrise de soi". La connaissance de soi agit en rétroaction sur soi. Qui prend conscience d'une cause qui le déterminait jusqu'alors va tout faire pour dominer cette cause et agir de façon à ne pas être déterminée par celle-ci, par recherche de sa liberté. Cela est vain : une autre cause qu'il ne connaît pas encore le détermine déjà à agir ainsi. La recherche de la connaissance de soi-même consiste alors en cette traque infinie des causes qui nous déterminent. Qui se cherche ainsi n'en devient pas plus libre ni moins esclave que le moins observateur des humains. En revanche, à force de retirer, observer et comprendre, un à un, l'infinité des masques successifs qui constituent son être, qui agit ainsi atteint une profondeur et une finesse de discernement, incomparables à qui se croit libre et croit encore à l'authenticité et au pouvoir de son Moi et qui, par cette prétention obtuse, cessa de se chercher et ignore toutes les causes qui le déterminent.

Ce qu'exige l'abandon du libre arbitre
Vous autres poètes romantiques brumeux et crépusculaires, n'avez de cesse de troubler vos eaux pour paraître plus profonds que vous ne l'êtes. Vous autres subjectivistes, adorateurs et haïsseurs du Moi, n'avez jamais su observer ailleurs que votre nombril psychique. Seuls les narcissiques décérébrés qui ignorent la métaphysique du masque (comme Sartre) croient que l'abandon du libre arbitre est un pessimisme. Ils se trompent.
    L'abandon du libre arbitre exige la même modestie que celle dont font preuve les esprits scientifiques. Comme lorsque les astronomes découvrirent que notre planète n'était pas le centre du cosmos. Abandonner la croyance en le libre arbitre demande cet effort assez conséquent et provoque une souffrance provisoire (due au petit coup de marteau porté sur la vanité). Pourtant, cet abandon donne accès à des savoirs et des joies plus subtiles que les grossières amours et haines du Moi.

L'esprit douillet du libre arbitre
Ceux qui croient au libre arbitre ont renoncé à comprendre les rouages de l'esprit. Ces ignorants nous citent Pascal en ignorant que cette phrase, il l'avait écrite ironiquement... Dans le langage contemporain vulgaire, cette fameuse phrase "le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point", est équivalente à "ta gueule c'est magique". Quel naïf aurait pu croire qu'un penseur de la trempe de Pascal aurait pu prononcer une telle sottise au premier degré ? Ne le comparez pas au vulgaire Sartre...
    Bref, tous ces naïfs, ils ont renoncé à comprendre l'esprit, mais pour masquer à eux-mêmes et à la face du monde leur pusillanimité, ils déclarèrent que s'ils ne cherchaient pas, c'était qu'il n'y avait rien à chercher. Ces esprits mous ont peur de ce qu'ils risquent de découvrir s'ils font l'hypothèse ne serait-ce qu'un instant que le libre arbitre n'est pas. En admettant que la profondeur d'un esprit se mesure à la quantité de vérités qu'il est capable d'appréhender sans perdre la raison, les esprits douillets du libre arbitre, eux, préfèrent cacher le néant qui les habite derrière une prétendument mystérieuse fumée auto-souveraine aussi grotesque que nauséabonde. Le libre arbitre est le masque de leur conscience.

L'erreur fondamentale de Nietzsche
Accuser Nietzsche sans accuser tous les philosophes serait injuste. Voici le schéma classique qui structure la pensée de tous les philosophes.
1- Regardez comme mes prédécesseurs sont obtus, ils crurent qu'il était possible d'être libre, ils crurent au libre arbitre, aveugles qu'ils furent.
2- À présent, écoutez-moi bien, voici comment il faut faire pour être libre.
    À notre connaissance aucun n'y échappe. Pas même Spinoza. Mais l'erreur de Nietzsche est subtile. Après avoir démantelé avec fulgurance l'idéologie du libre arbitre, le vieux Nietzsche essaya de trouver une solution pour échapper à la frustration d'être enchaîné. Alors, il déclara qu'il existait des prototypes de surhumains, cet "éclair qui jaillit du sombre nuage humain" (Ainsi parlait Zarathoustra). Il déclara qu'il fallait s'isoler pour éviter l'influence de ses semblables. Eh bien, Friedrich ? Éviter l'influence ? Mais pour quoi faire ? Ne trahirais-tu pas, vieux moustachu, ton désir de libre arbitre pour toi ? Serais-tu tombé dans ce poncif grossier : "les humains n'ont pas de libre arbitre... sauf moi" ? As-tu cru un seul instant qu'en t'isolant de tes semblables dans ta tour d'ivoire, tu parviendrais à te libérer de tes chaînes, et par là même atteindre cette chimère fictive de l'auto-détermination ? As-tu oublié qui a construit cette tour et t'es-tu cru indépendant d'eux ? As-tu cru un seul instant, Friedrich Nietzsche, que tu te libérerais des causes qui te déterminent, et que tu deviendrais toi-même cette cause ? Et voici que, juste après avoir détruit le libre arbitre de ton marteau, tu commences toute une série de paragraphes par "nous autres esprits libres" ? Quelle mascarade !
    Tu es devenu exactement ce que tu as combattu avec cette fulgurance qui était la tienne. Comme tu l'écrivais toi-même (par delà bien et mal) :
La causa sui (cause de soi) est la plus belle auto-contradiction qui ait été imaginée jusqu'ici, une espèce de viol et de monstruosité logiques. Mais l'orgueil démesuré de l'humain l'a amené à s'embarrasser de cette absurdité, profondément et de la plus horrible façon. Le souci du "libre arbitre", dans le sens métaphysique excessif qui domine malheureusement encore les cerveaux des êtres instruits à demi, ce souci de supporter soi-même l'entière et ultime responsabilité de ses actes et d'en décharger Dieu, l'univers, les ancêtres, le hasard, la société, ce souci, dis-je, n'est point autre chose que le désir d'être précisément cette causa sui, de se tirer soi-même par les cheveux avec une témérité qui dépasse celle de Münchhausen, pour sortir du marais du néant et entrer dans l'existence.

Orgueuil, narcissisme, idéologie de la domination
Sartre naquit dans une famille bourgeoise. Sartre a fait des études bourgeoises : élève en classes préparatoires à Louis le Grand, il fut reçu à l'École Normale. Il obtint plus tard le prix Nobel de littérature. Dans sa croyance au libre arbitre, Sartre nie les champs sociaux universitaire, familial, et économique, qui rendirent possible tout ce confortable prestige. Il s'attribue totalement sa propre réussite. Seul son Moi serait le motif de tout cela. Quelle erreur grossière, et par là même quel confort douillet pour sa bonne conscience.
    Pour établir la généalogie du libre arbitre, il faut répondre aux questions : à quoi sert-il ? Qui sert-il ? En admettant que le moteur de l'histoire soit la lutte des classes, l'idéologie du libre arbitre ne sert que la classe bourgeoise - la classe qui exploite. L'idéologie du libre arbitre est le point de départ métaphysique du libéralisme capitaliste. Son seul motif est la justification morale de la supériorité de la classe bourgeoise sur la classe laborieuse, tout en niant qu'il existe des classes sociales, économiques, culturelles. Pourquoi les prêtres de l'église du libre arbitre s'acharnent tant à chanter leurs sermons ?
    L'idéologie du libre arbitre sert à légitimer ceux qui sont au sommet de la société et à culpabiliser ceux qui en sont à la base de n'avoir pas pu parvenir aux sommets. S'ils n'ont pas "réussi", ce n'est pas parce que le champ dans lequel ils évoluaient l'empêchait, c'est uniquement à cause de leur individualité. C'est leur conscience libre qui n'était pas assez "bonne". Voilà avec quelle violence l'idéologie du libre arbitre accuse profondément les individus. Cela va encore plus loin : en entretenant le mythe du libre arbitre, ceux qui sont à la base croient qu'un jour ils pourront arriver au sommet s'ils usent bien de leur libre arbitre. Parmi eux, de très rares y parviennent, par des circonstances exceptionnelles rarement dues à leur personne mais plus au hasard. Cela contribue à entretenir la fable. Nombre d'idéologues bourgeois rétorquent aux marxistes : "je connais un fils de prolétaire qui a réussi", oubliant que le cas particulier n'a aucune valeur en théorie du champ social. L'idéologie du libre arbitre est le carburant de l'exploitation de la classe laborieuse par la classe bourgeoise.
    "Je suis libre" sous-entend que quelque chose doit obéir. Ce "je" est une trivialisation du concept de volonté. Descartes pensait que "je pense" était une certitude immédiate. Spinoza, lui, espérait se libérer par "je connais". Schopenhauer crut que "je veux" était une certitude immédiate. Il crut que c'était le départ ontologique de l'existence. Nietzsche, par une pirouette gorgée de mauvaise foi, transforma "je veux" en le concept de volonté de puissance. Tous ces philosophes ont peint différents motifs sur un même masque, celui du libre arbitre. Ils crurent que quelque chose surgissait du néant, ce "Moi" souverain qui commanderait au corps. "Vouloir libère", croyait Zarathoustra. Ils croient que leur vouloir souverain permet de commander leur corps. C'est une idéologie de chef. Ils se figurent qu'il existe un empire dans un empire, que leur esprit n'obéit pas aux lois ordinaires de la nature comme des objets ordinaires. Ils se figurent que c'est eux qui décident. De commander son corps à en commander d'autres, il n'y a qu'un pas. Et ils en oublièrent d'interroger ce phénomène de volonté, le sacralisant et le rendant artificiellement mystérieux pour masquer leur imposture.

Abandonner "je", préférer "nous"
"Je" est une imposture. La grammaire latine pose "je" comme sujet et cause des actions alors qu'il en est la conséquence. "Je crois que", "je pense que", "mon opinion est que". Encore des masques grossiers où l'on se pose comme cause de tout. Croire que c'est "je" qui est le sujet de "pense" est une pure illusion. Car les pensées ne viennent pas quand "je" veux. Elles jaillissent spontanément dans la conscience. Les pensées viennent quand elles veulent. Ce n'est pas "je" qui pense. Quelque chose pense, un processus de pourriture inconsciente fait jaillir les pensées.
   D'où viens-"je" ? Une minute de réflexion des processus matériels permet de savoir immédiatement que toute la matière du corps humain ne vient pas de "je", mais de l'extérieur. D'abord de ses parents, puis des aliments. Pour un matérialiste cela suffit. Mais même le champ de la pensée est déterminé par les perceptions, nous en avons déjà parlé ici et ailleurs. "Je" n'est pas le sujet de nos actions. Les utilisateurs de "Nous" admettent que leurs actions, résultat d'un processus très complexe qui les précède (voici une définition de "volonté") ne dépend pas de "moi".
    L'autre imposture fondamentale de Nietzsche ainsi que de toute la classe bourgeoise fut de naturaliser l'idéologie du libre arbitre en invoquant le Darwinisme (Nietzsche n'osa pas avouer qu'il croyait au libre arbitre, il lui substitua habilement "volonté de puissance"...). Mais la bourgeoisie naturalise une morale qui sert ses intérêts de classe, car telle est la généalogie de toute morale, de toute définition du bien et du mal. Et ils oublièrent que l'instinct social et de coopération était précisément ce qui avait permis à l'humain de traverser les âges. Les idéologues bourgeois comme Nietzsche essayèrent de faire croire à leur indépendance totale. Ils croient qu'ils ne dépendent de rien, que tout ce qu'ils ont, seul leur Moi souverain le mérite. Si on peut céder à Nietzsche qu'il prônait la solitude et l'ermitage, la classe bourgeoise n'a aucune excuse puisqu'elle exploite en permanence la classe laborieuse. La classe bourgeoise ne survit que par ce processus d'exploitation collective.
    Les défenseurs du libre arbitre nous rétorquent : "à quoi bon abandonner le libre arbitre" ? Face au fracas chaotique et tumultueux que nous sommes obligés d'affronter lorsque nous entrons dans l'existence, il existe deux façons de réagir. La première façon, la façon de droite, c'est celle bien connue de l'idéologie bourgeoise. L'illusion de liberté, l'individualisme le plus brutal, l'égoïsme primitif, poussent les individus possédés par cette idéologie à se débattre contre les autres afin d'arriver au plus haut. Plus tard, s'ils réussissent, ils finissent par étendre le commandement d'eux-mêmes à celui d'autrui, et finissent dans la classe bourgeoise à exploiter la classe laborieuse. Voilà pourquoi tant de personnes qui se disaient de gauche ont fini à droite. L'autre façon d'affronter l'existence est la coopération. En abandonnant les vieilles thèses de Nietzsche, nous proposons au contraire de se délecter de l'influence qu'autrui peut avoir sur nous. Un esprit qui ne se nourrit pas est un esprit mort. Pour affronter le fracas de l'existence, la méthode de gauche consiste à tenir acte de l'inexistence du libre arbitre, et à faire corps collectivement. Curieusement, cela ne nie pas le principe d'égoïsme, c'est au contraire un égoïsme plus lucide, plus éclairé, l'égoïsme qui dit "j'ai intérêt à ce que mes semblables soient heureux". Dans le contexte actuel de l'exploitation de la classe laborieuse par la classe bourgeoise, quelle attitude adopter ? Les idéologues de droite (parfois à leur insu) préféreront se conformer aux exigences du marché du travail en s'acharnant de toutes leurs forces pour marcher sur leurs concurrents tout en se croyant libres. les idéologues de gauche, eux, ont intérêt à constituer une classe révolutionnaire qui fera corps pour subvertir le capitalisme en le remplaçant par le socialisme puis le communisme. Une condition nécessaire au succès de la classe révolutionnaire est l'abandon sans demi-mesure de l'idéologie du libre arbitre.

Voilà pourquoi tout idéologue partisan du libre arbitre est un ennemi de la classe révolutionnaire. Nietzsche, tu as voulu philosopher au marteau. Tu as oublié la faucille, mon vieil ennemi.