mardi 31 mai 2016

Le sens inversé


Chaque mot est un préjugé. Chaque décision d'en prononcer un sous-entend tous ceux que l'on a choisis de dissimuler, surtout leurs opposés.

Aux partisans du dire "je t'aime".
Qui prononce "je t'aime" compense et tente de dissimuler son incapacité à communiquer son amour, voire son absence d'amour tout court, y compris à lui-même.
Qui prononce trop de gentillesses compense précisément son incapacité à être gentil et tente de dissimuler sa trop grande méchanceté, y compris à lui-même.

Sur la politesse.
"Bonjour", "bonne nuit", "merci", "comment allez-vous", et bien sûr "je t'aime", voilà autant de masques qui dissimulent la bestialité, la puissance, la volonté de persévérer dans son être, bref, en un mot, l'égoïsme, origine de toute action animale comme humaine. L'utilisation de la politesse montre une immense méfiance entre ceux qui l'utilisent. Il est fâcheux que les mots égoïsme et vanité, véritables clefs du comportement humain en particulier, aient subi une censure morale si violente, et portent une connotation si terrible. La politesse prétend respecter l'humain, en vérité elle le nie et écrase ce qu'il a de plus beau : sa puissance d'exister. Mais, entre esprits libres, nous exigeons de ne nous montrer aucun ménagement, aucune retenue - aucune politesse. C'est bien parce que, nous autres esprits libres, sommes intrinsèquements supérieurs moralement que nous pouvons nous passer de la politesse.


De la modestie du vaniteux
A-t-on déjà rencontré plus humble qu'un vaniteux ? Qui exhibe sa puissance boit la reconnaissance dans les mains de son public et en fait dépendre sa propre survie ! Le vaniteux est prêt à dévorer tous les mensonges qu'il se donne à lui-même, il mange la louange dans les mains de son public, pourvu qu'on donne de la matière, du répondant, une preuve de son existence, fût-t-elle mensongère ! La louange est mensongère par nature, puisqu'elle suppose la nécessité d'énoncer un talent, celui-ci n'étant pas assez fort pour se manifester de lui-même. Les divers masques du vaniteux montrent de l'assurance, de la pleine puissance, mais derrière, tout au fond de lui-même, un minuscule être misérable et triste demande : "que suis-je ?"

Sur le corps
Les philosophes vitalistes parlent ainsi : "aime ton corps". Cette invitation, si évidente, si triviale, sous-entend toute l'horreur que l'humain a fait par le passé avec les corps des représentants de son espèce, que ce soit physiquement ou philosophiquement. Platon fut le père de la détestation du corps, conséquence du dualisme. Le christianisme n'en fut qu'un héritier médiocre et populaire - populaire car médiocre.

Sur l'affect
Qui nie ses affections émotionnelles en possède d'ordinaire des formes si puissantes et expressives qu'il ferme instinctivement les yeux sur elles pour n'avoir pas à en souffrir. A contrario, qui exhibe ses émotions de façon vaniteuse et s'autoproclame hypersensible tente de dissimuler et de compenser son manque de sensibilité aux choses plus fines que son hyperréaction aux choses triviales lui cache.

À qui nie sa vanité.
Qui nie sa propre vanité en possède d'ordinaire une forme si brutale qu'il ferme instinctivement les yeux sur elle pour n'avoir pas à se mépriser. (Nietzsche, Humain, trop humain)

L'homme de la connaissance ne doit pas seulement pouvoir aimer ses ennemis, il doit aussi apprendre à haïr ses amis. (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra)

mercredi 11 mai 2016

Le génie du merle, ou ce que créer veut dire

On est conduit à des découvertes essentielles du moment que l'on sait voir dans l'artiste un imposteur.
F. Nietzsche, Humain, trop humain.
Les corps vivants perçoivent et se représentent le monde. Les êtres passent leur vie à se copier entre eux. Le plagiat est omniprésent dans tout ce que certains nomment création originale. Les corps sont totalement déterminés à agir par leur histoire biologique et sociale - autrement dit biologique à grande échelle. Les choses des artistes n'émergent pas du néant de leur nom, aussi fiers soient-ils lorsqu'ils signent leurs oeuvres, et quelque soit le crédit que l'on leur accorde.

L'originalité et la créativité, sont des masques qui occultent une causalité évidente et la rendent difficile à déchiffrer. Les artistes qui revendiquent leurs oeuvres sont donc des imposteurs, mais leurs oeuvres sont les plus belles et les plus admirables des impostures, et le sont d'autant plus qu'il est difficile de le remarquer - mais elles n'en sont pas moins. Mais alors, comment se fait-il que nous soyions dupes ? Pourquoi disons-nous que les artistes sont originaux alors qu'ils ne le sont pas ?

Le phénomène de pourriture psychique.

Le corps qui perçoit intériorise le monde dans une représentation. Ce qui est perçu vieillit peu à peu, puis entre dans une putréfaction psychique aussi puissante qu'inconsciente qui s'accumule ; le corps ne pense pas à cette putréfaction nauséabonde : c'est précisément parce qu'il oublie ces éléments perçus dans un grenier que ceux-ci peuvent pourrir. Mais un jour, ces éléments psychiques moisis deviennent si vieux et entrent dans un état de fermentation si avancée qu'ils explosent spontanément, et si fort, qu'ils en affectent la conscience ; le corps pense alors : "j'ai une idée !". Ce phénomène explosif est si puissant et chaotique qu'il est presque impossible d'en expliquer précisément la généalogie, d'où l'imposture et l'illusion d'originalité. Le résultat final de tout ceci nous apparaît comme une énigme mystérieuse magnifique. Les esprits les plus fragiles - souvent les artistes eux-mêmes, paradoxalement - diront que "cela ne s'explique pas et ne doit pas s'expliquer", alors que les plus ambitieux relèveront le défi d'établir la généalogie de cette explosion.

Il est faux de dire que je est le sujet de pense, ou que c'est je qui a une idée. Il est faux de dire que l'artiste est responsable de son oeuvre. Une pensée ne me vient pas quand je veux, au contraire, elle jaillit dans la conscience quand la moisissure inconsciente explose d'elle-même. De même, je ne possède pas une idée, elle n'est que l'émergence d'une accumulation de perceptions extérieures qui ont pourri. La pensée créatrice, réflexive ou non, n'est pas l'affaire de je.

La créativité, par définition, est donc explosive. Lorsqu'un compositeur écrit, il a déjà l'air en tête avant même d'avoir écrit la moindre note sur ses portées, au risque d'écrire quelque chose d'extrêmement laborieux, lourd, mort, et surtout de créer un mensonge pas assez subtil pour dissimuler son plagiat. Le long travail de composition d'une oeuvre musicale qui suit l'idée explosive n'est qu'ajustements, corrections, conformisation des pulsions aux règles sociales du moment, afin de rendre l'explosion de pourriture intelligible. Mais cette étape est d'importance moindre.

L'essence de l'art peut être réduite à un mot : fulgurance. Si l'on se met devant une feuille et que l'on pense "qu'est-ce que je vais dessiner aujourd'hui ?", il est déjà trop tard, votre dessin ne deviendra au mieux qu'un bon travail académique quelconque. La création jaillit spontanément sans que je ne le décide. Les créations les plus puissantes sont l'expression directe des pulsions de volonté de puissance des êtres psychiquement puissants.

Les artistes géniaux ne travaillent pas sous contrainte extérieure, leur conscience est sans cesse envahie des jaillissements explosifs des moisissures accumulées dans leur inconscient, et ils éprouvent un besoin insatiable de les extérioriser.

L'exemple le plus évident de la création fulgurante est l'art de l'improvisation musicale. L'artiste ne réfléchit pas : il fait. Il entre dans une transe puis, sans aucun délais, il donne immédiatement forme aux jaillissements de pourriture accumulée via des abstractions sonores. Le merle, improvisateur de génie, ne pense pas son chant : il chante, inlassablement. Les merles ont la chance de ne pas avoir de conscience réflexive qui limite leurs improvisations. Allez donc les écouter et prenez en de la graine, ils chantent beaucoup en ce moment.
 Pourtant, certains musiciens humains surpuissants parviennent à entrer en véritable transe lorsqu'ils improvisent, tendant un fil entre ce qui est animal et ce qui est humain.



samedi 7 mai 2016

Vautour contemplant les vallées

Tiens, et si j'allais voler au dessus des villages ? Mangeons un peu de cadavre pourri que je conserve dans ce vieux coin, et allons-y.

Flap. Flap. Deux coups d'ailes dans des courants ascendants, trois vallées englouties, et mon oeil perçant scrute des bipèdes sans ailes dans un village.

Aujourd'hui, je les observe faire la queue autour d'un bâtiment où je lis "mairie". Drôle de mot, en tout cas il n'existe pas en Vautour.

Flap. Flap. Ma trajectoire épouse les formes du vent pour mieux me déplacer. Deux coups d'ailes dans les courants ascendants, trois vallées englouties, et mon oeil peut scruter un village plus grand encore.

À présent, j'observe encore ces bipèdes lourds faire la queue dans des bâtiments nommés tantôt "école", mais il y a aussi une "mairie". Drôles de choses. Je vole plus bas pour écouter ce qu'ils racontent. Je me pose sur les toits d'une église aux côtés d'une gargouille dont l'allure m'est semblable. J'écoute. Dans toutes les conversations, j'entends quelques noms. "Le Pen", "Hollande", "Sarkozy", ou un truc du genre. Sans doute d'autres mots humains. Tiens ? "Chef d'état". Je ne comprends pas ce que signifie "état". Mais, chef, ça m'évoque vaguement quelque chose. Allons voir ailleurs.

Flap. Flap. Le vent est bon aujourd'hui. Deux coups d'ailes, une plaine engloutie, et me voilà en ville. C'est assez nauséabond ici. La fragrance naturelle des cadavres moisis me manque. Mais ces bipèdes lourds m'intriguent tellement que je fais abstraction des odeurs mauvaises.

Oh ? Encore des gens s'agglomérant autour de mairies et écoles. Et encore ces mêmes mots. Les gens discutent de choses absolument incompréhensibles, j'ai entendu "économie", mais j'ai beau écouter, je n'y comprends strictement rien. Je vole encore un peu. Les bipèdes sans ailes semblent parler d'être gouvernés. Être gouverné, c'est un peu comme subir ce que fait le chef. Pourquoi font-ils cela ?

Flap. Flap. Deux coups d'ailes dans les courants ascendants créés par la chaleur de la ville, trois quartiers engloutis. Je scrute toujours.

Mais, que fait cet individu ? Il donne de la nourriture à un autre en échange d'un bout de papier ? Mais tu es bête ou quoi ? Garde-la pour toi cette nourriture ! Que vas-tu faire avec ce papier moche brillant dégueulasse ? Ce n'est pas comestible ! Attendez. Je scrute. Ah. En fait il a bien trop de nourriture pour lui seul. Quel étrange procédé. Créer trop de nourriture pour gagner des bouts de papiers en échange. Et ces autres humains ne chassent même pas, mais essayent de gagner des bouts de papier en faisant des trucs bizarres pour ensuite les échanger contre des repas. Donc, quiconque est incapable de créer de la nourriture voit son existence soumise à qui peut décider ou non lui donner ces morceaux de papiers. Mais. Qui serait assez stupide pour cesser de chasser et se soumettre aux lois arbitraires de ces machins rectangulaires ?

Flap. Flap. Deux coups d'ailes, trois quartiers engloutis. Je scrute encore un peu, pour voir.

Les gens discutent beaucoup de ces bouts de papiers qui dirigent leurs vies. Et le chef qu'ils choisiraient aurait en fait plus ou moins le pouvoir de décider comment sont distribués ces bouts de papier, qui peut en avoir plus que les autres, et plein d'autres choses que j'ai du mal à comprendre. Il est remarquable qu'autant d'humains se mettent d'accord pour être conditionnés par les décisions d'un seul d'entre eux. Ce système très autoritaire où un seul humain dirige la vie de tous les autres, ils le nomment "démocratie". Tiens, en fait on parle d'une équipe de dirigeants, "gouvernement" ça s'appelle. Bah. Cela ne change pas grand chose, au final si je comprends bien, une poignée d'individus décident de la vie de millions d'autres. Il faudrait vraiment être stupide pour accepter ça !

Flap. Flap. En deux coups d'ailes, je quitte la ville. Les bipèdes sans ailes y font des choses incensées qui m'effraient, et je ne supporte plus l'odeur.

Si les humains avaient des ailes, ils pourraient fuir ces folies.
Si les humains avaient des ailes, ils pourraient diriger eux-mêmes leurs trajectoires sur de longues distances sans que seuls quelques uns d'entre eux choisissent tout à leur place.
Si les humains avaient des ailes, ils pourraient voler assez haut, assez loin, assez longtemps, pour manger le plaisir de la solitude aérienne, sans se préoccuper des problèmes collectifs moraux afin de contempler des horizons plus lointains.
Si les humains avaient des ailes, ils pourraient chasser plus facilement leur nourriture, et n'auraient plus besoin de se soumettre à ces papiers moches bizarres.
Si les humains avaient des ailes, ils n'auraient plus besoin les uns des autres, et cesseraient de penser que ce qui est bon pour l'un d'entre eux l'est pour tous les autres et sous ce prétexte, cesseraient de l'imposer à un grand nombre.
Si les humains avaient des ailes, ils n'auraient plus besoin de politique.

Flap. Flap. Me revoilà dans mes montagnes. Je fais de grands cercles dans les courants ascendants pour élargir mon champ de vision.

La nature est clémente aujourd'hui. Un randonneur imprudent est tombé de cette falaise il y a quelques jours, juste assez pour pourrir un peu. Je me rapproche. Oooooh chic chic chic, cela fait plutôt quelques semaines en fait. Douce fragrance de pourriture humaine, cela me manquait. Ta chute ne sera pas vaine, digne voyageur dans la montagne. Ta chair pourrie me sustentera et me donnera plus de puissance pour voler plus haut et plus loin. Ce qui est mort nourrit ce qui est vivant.

Flap. Flap. Me voilà à nouveau dans ma tannière. 

vendredi 6 mai 2016

De l'oiseau chantant dans l'arbre

"J'ai envie de baiser ! J'ai envie de baiser ! J'ai envie de baiser ! J'ai envie de baiser ! J'ai envie de baiser ! J'ai envie de baiser ! J'ai envie de baiser ! J'ai envie de baiser ! J'ai envie de baiser !"

Voilà la traduction du concert de séduction musicale qu'offrent nos chers volatiles dans les forêts printannières. À moins que les plumés n'aient un sens de l'esthétique ? Certains chantent inlassablement des heures d'affilée ; voilà qui semble bien compliqué pour annoncer la simple reproduction, presque triviale. Et nous autres, bipèdes sans ailes ? À quoi riment nos chants et musiques ?

"J'ai envie de baiser ! Piou piou piou !"

L'art inutile n'existe pas, tout comme la chose inutile n'existe pas. Certains artistes prétentieux aiment mépriser ce qui est utile et concret, et se vantent de "faire des choses inutiles". Mais alors, mon cher artiste, que se passe-t-il lorsque l'on supprime l'art d'une société ? S'il était aussi inutile que tu le prétendais, les choses ne seraient alors pas si mal que ça sans art, n'est-ce pas.

"J'ai envie de baiser ! Tchiip piou piou"

Nous autres bipèdes terrestres, inventons des imaginaires (que ce soit dans la musique ou n'importe quel art) parce dans le monde réel, il faut bien l'admettre, on se fait sacrément chier. Depuis que nous avons troqué notre volonté de puissance contre une sécurité et un conformisme social et qu'il suffit de faire du rien pour survivre, les fictions ne servent non plus à nous entraîner ludiquement à faire face aux futurs dangers du monde, mais à nous réfugier de l'ennui permanent de la réalité. L'évolution génétique étant bien plus lente que l'évolution sociale, nous sommes des guerriers sanguinaires frustrés pour toujours.

"Pioupioupiou ! Je veux niquer !"

J'ai déjà observé et écouté certains de ces volatiles chanter inlassablement,  sautillant gaiment sur leurs petites branchettes, torsionnant leur cou pour moduler le son et créer une mélodie extrêmement complexe dont les règles harmoniques n'ont rien à voir avec notre musique usuelle. Pourquoi se fatigueraient-ils à produire une telle musique juste pour baiser ? Si l'on empêchait un de ces oiseaux de chanter, qu'en adviendrait-il ? Pourquoi les oiseaux pipotent-ils avec autant d'ardeur ?

"J'ai envie de niquer ! Thiiiiiip !"

Et les bipèdes sans ailes, alors ? Pourquoi autant de bordel autour de la triviale reproduction ? Comment ce simple acte a-t-il pu devenir la mission sacrée des individus, leur accomplissement ultime autour duquel tant de symboles grotesques s'accrochent comme autant de guirlandes moches pendant la période de Noël ? Quelle est la généalogie de la reproduction des humains et ses dérivés aussi foireux que douteux ?

"Thiiiiptchip piou piou. Je veux baiser !"

Naissance.

Douce écriture.

Bientôt, vous trouverez ici plein de conneries philosophico-poético-machin-qui-finit-en-ique.