samedi 29 août 2020

Racisme, anti-racisme, internationalisme prolétarien

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1- Le racisme nationaliste, forme idéologique de l'impérialisme

Le racisme est une doctrine politique qui repose sur des postulats simples, que ses adhérents en aient conscience ou non. Ces postulats sont les suivants.

1. L'humanité est divisée en plusieurs races déterminées biologiquement.
2. Ces races ne peuvent pas cohabiter ensemble, et donc se mènent une lutte naturelle pour la vie.
3. Parmi ces races, il y en a une qui est supérieure : la race blanche.
4. La race blanche mène une lutte non seulement pour rester pure sous peine de dégénérer, mais aussi pour rétablir l'ordre naturel qui est sa domination sur les autres races.

Si cette forme explicitement naturaliste de racisme a pu prospérer jusqu’au 20ème siècle, aujourd'hui le racisme est rarement exprimé de manière si explicite. La plupart du temps, il prend plutôt une forme identitaire nationaliste qui modifie les postulats précédents de la façon suivante.

1. L'humanité est divisée culturellement en nations déterminées historiquement.
2. Pour qu'une nation prospère, il est impératif qu'elle soit imperméable aux autres, car chaque nation mène une lutte pour maintenir son identité et prospérer contre les autres, il y a donc une lutte des nations.
3. Le mélange culturel provoqué par l'immigration implique une dégénérescence de la nation qui finit par perdre son identité.
4. Le peuple d'une nation a donc intérêt à lutter pour se purifier en luttant contre l'immigration, sous peine de dégénérer, afin de retrouver son identité nationale originelle qui a été pervertie par le mélange des cultures.

Dans le régime nazi, la politique nationaliste et impérialiste était justifiée ontologiquement par le racisme. Le racisme est la forme idéologique qui correspond le plus naturellement au nationalisme, c'est pour cette raison que tant de nationalistes sont également racistes.

Le racisme est la forme idéologique relative à l'impérialisme. C'est tout simplement la naturalisation de l'impérialisme, qui correspond aux rapports sociaux internationaux où une nation en exploite une autre. Cette forme idéologique justifie l’exploitation des nations africaines et asiatiques par les nations européennes. Le racisme est donc nécessairement aussi nationaliste – cette règle trouve une exception avec le "continentalisme" des zélotes de l'UE qui n'ont de cesse de parler de la "menace russe" ou du "totalitarisme chinois" (ou tout ce qui n'est pas compatible avec le capitalisme). La bourgeoisie et la petite bourgeoisie sont beaucoup plus sensibles à ce continentalisme que le prolétariat, qui est plus sensible au nationalisme. On peut expliquer ce continentalisme par le fait qu’aujourd’hui, le capital financiarisé est transnational. Or, l’Union Européenne est l’organe politique qui soumet les nations à ce capital trans-nationalisé, et permet aux bourgeoisies européennes de s’organiser en empire – toutefois, ce projet de trans-nationalisation du capital subit ses propres contradictions car la production s’organise encore majoritairement aux échelles nationales, et la domination des Etats-Unis sur l’UE provoque des conflits intra-européens ; il faut également noter l’importance croissante du capitalisme asiatique avec lequel les capitaux européens sont tentés de s’allier. Quoiqu’il en soit, la petite bourgeoisie reçoit quelques miettes de ce profit capitalistique transnational, et tant qu’elle n’a pas conscience de l’imminence de son passage au prolétariat, elle se vend à la réaction. Pire, elle peut être d’autant plus zélote de l’UE qu’elle se sent menacée pour récupérer quelques miettes du capital, car elle croit (souvent à raison, pour l’instant) que sa monstration de sa servitude au capital lui donne des avantages matériels que peuvent perdre ceux qui ne se sont pas montrés suffisamment soumis.
Le soutien de l’Union Européenne contre le monde asiatique et africain relève d’une autre forme de nationalisme plus subtil, qui a beaucoup à voir avec le soutien au régime nazi pendant les années 30-40 – bien qu’il soit traversé de moult contradictions : d’un côté, l’argent n’a pas d’odeur et les capitalistes sont souvent obligés de faire des traités avec les chinois, et de l’autre côté, étant également propriétaires des grands médias d’informations, ils n’ont de cesse de produire une propagande grotesque contre la Chine et la Russie. De plus, malgré l’UE, les nations européennes continuent de servir leurs propres intérêts, y compris capitalistiques. Bref, l’UE apparaît comme une structure politique très instable et qui tient surtout par les intérêts capitalistiques trans-nationaux renforcés par la servitude volontaire de la grande majorité de la petite bourgeoisie.
Il se trouve qu’aujourd’hui l’Allemagne est la nation qui a le plus de puissance capitalistique au sein de l’UE. L’Allemagne est systématiquement le pays qui exige des autres qu’ils paient leurs dettes étatiques en diminuant les prestations sociales et en privatisant l’industrie. Ainsi, le soutien de l’UE du point de vue du peuple Allemand est identique au nationalisme impérialiste paternaliste. Dans les autres nations, le soutien de l’UE par les bourgeois ne constitue pas un nationalisme, mais bien au contraire une trahison vis à vis de leur propre nation au profit de l’Allemagne, voire des US (pendant la domination de l’Europe par les nazis, cela prenait la forme de la collaboration massive de la bourgeoisie). Et bien entendu, la petite bourgeoisie réactionnaire suit pour avoir quelques miettes (qu’elle obtient souvent pour l’instant). Ainsi, au sein de l’UE, la plupart des bourgeoisies ne sont pas nationalistes mais bien au contraire tentent de soumettre les nations au joug de l’UE. Il en résulte qu’au sein de l’UE, la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie est identique à la défense de leurs nations respectives contre l’UE.

Pendant l'époque coloniale, le racisme nationaliste prenait la forme d'un nationalisme expansionniste, dont la forme la plus célèbre est la revendication d'un "espace vital" dans le régime nazi auxquels se sont soumis tous les grands capitalistes européens, ce qui n’est pas sans rappeler la soumission des grands capitalistes à l’UE largement dominée par l’Allemagne et les US de nos jours. Aujourd'hui, les vieilles démocraties capitalistes n'ont plus la même vigueur que pendant leur phase d'industrialisation, et les contradictions du développement du capitalisme commencent à montrer de sérieux signes de faiblesse du côté des vieux pays capitalistes. En effet, comme le montrait déjà Lénine dans "l'impérialisme", les vieilles démocraties capitalistes sont arrivé à un point de décomposition tel que les capitalistes ont intérêt à annihiler la production industrielle. Pendant que les vieilles démocraties capitalistes déclinent, a contrario, des pays qui étaient autrefois sous tutelle commencent à monter en puissance et menacent sérieusement l'ordre impérialiste. Sous le coup de cette menace directe de concurrence, aujourd'hui, le racisme nationaliste prend la forme d'un repli des nations sur elles-mêmes. L’Allemagne fait exception et, dans son nationalisme expansif, tente d’étendre son influence au sein de l’UE. L’Allemagne a même pris la forme philanthropique de la grande maison d’accueil des migrants il y a quelques années. On sait aujourd’hui que la population Allemande est vieillissante. Le pays manquant de main d’œuvre peu qualifiée, l’arrivée de tous ces migrants a été une grande opportunité pour le capitalisme allemand car ils ont pu constituer une force de travail peu qualifiée très peu onéreuse (certains travaux étaient payés pas loin de 2€/h). Mais cette main d’œuvre entrant en concurrence avec le prolétariat Allemand, l’extrême-droite a encore augmenté son influence ces dernières années. Le nationalisme allemand prend donc une forme duale : d’un côté l’impérialisme à la forme philanthropique qui veut exploiter la main d’œuvre étrangère et étendre son influence sur l’UE, de l’autre côté le nationalisme à la forme néo-nazifiante et explicitement raciste en réaction au premier.

Le racisme nationaliste (ou le nationalisme seul) est une idéologie réactionnaire, car il postule un état idéal passé de pureté culturelle nationale, et cet état idéal a été corrompu à cause de l'impureté des étrangers immigrés qui tentent de "grand-remplacer" notre identité par la leur en menant une lutte culturelle. Il y a donc un primat du culturel (ou des identités, cela revient au même) au détriment du rapport social dans cette conception. Le nationalisme est donc un idéalisme réactionnaire. Mais cela ne suffit pas à le disqualifier, encore faut-il montrer que cette conception est erronée. Ce n'est en réalité pas très difficile.

D'abord, tout historien sait très bien que la "pureté de l'identité nationale" n'existe pas, que chaque nation est intrinsèquement impure depuis qu'elle s'est constituée. La moralité objective, c'est-à-dire l'État comme résultat de la volonté d'un peuple, exprime la synthèse totale de toutes les contradictions qui s'y meuvent, et en particulier, plusieurs identités acceptent d'y cohabiter malgré leurs désaccords car l'État rend possible la liberté subjective, notamment religieuse, superstitieuse, d'opinion politique.

Ensuite, tout individu capable d'analyser les rapports économiques entre les pays se rendra très vite compte que les idéologies dominantes qui peuvent exister au sein d'une nation à propos d'une autre sont surdéterminées par les rapports économiques. Ainsi, il arrive souvent que lorsqu'un pays contient beaucoup de pétrole, ou se développe jusqu'à devenir un potentiel concurrent sérieux, ou refuse souverainement les contrats de libre-échange avec les vieilles démocraties capitalistes, ou pire, adopte souverainement une politique intérieure différente du capitalisme et risque de donner des idées aux autres, les vieilles démocraties capitalistes se mettent subitement à concevoir que ce pays est une abominable dictature totalitaire qu'il faut sauver des griffes de son tyran à coups de canons – le résultat d’une telle politique interventionniste est toujours désastreux pour les populations concernées, cf. par exemple les guerres en Irak dont on sait aujourd’hui que les motifs revendiqués étaient des mensonges de propagande états-uniennes. Les fluctuations des idéologies interventionnistes qui condamnent tel ou tel peuple au sein des vieilles démocraties capitalistes correspondent très exactement à la dynamique de ces rapports économiques et des intérêts impérialistes qui en découlent. C'est pour cette raison, par exemple, que depuis quelques mois que la Chine a montré qu'elle était capable de faire face à une épidémie, qu'elle produit à peu près tous les équipements médicaux du monde, que depuis plusieurs années elle monte en puissance, la propagande anti-chinoise la plus grotesque et mensongère a lieu dans nos vieilles démocraties capitalistes.
Les nationalistes pseudo-républicains comme Valls ou même le Pen fille ont rarement manqué une occasion de faire montre de leur nationalisme culturel. Ils expliquent les problèmes dits culturels par une naturalisation des cultures. Ce raisonnement circulaire qui se mord la queue trouve sa résolution interne dans la posture morale dite « républicaine », et va jusqu’à condamner toute tentative d’explication rationnelle et (donc) sociale des phénomènes identitaires, ce qui est tout-à-fait normal. En effet, de telles analyses montrent une corrélation parfaite entre les zones abandonnées par l’État et les zones où des communautés identitaires se forment, et même montrent une aggravation depuis que la politique de la répression a remplacé la politique d’investissement social. Nous sommes donc entrés dans un cercle vicieux : plus les zones communautaires rejettent l’État, plus l’appareil d’État les réprime, et le développement de la production capitaliste aggravant la situation sociale de ce prolétariat, plus ces zones rejettent l’État. Pourtant, malgré l’évidence de cette imposture, une grande partie de la petite bourgeoisie et même du prolétariat accepte le discours nationaliste qui affirme que les problèmes ne sont pas sociaux, mais culturels. Que les problèmes ne peuvent pas se résoudre par des politiques sociales fortes, mais par l’éradication des formes culturelles et religieuses dites « incompatibles avec la République ». Cela permet au capital de continuer d’augmenter son profit en aggravant les conditions matérielles d’une partie de la classe ouvrière  (loi générale d’accumulation du capital, cf. le Capital livre 1) contre laquelle l’autre partie est éduquée à être raciste. Lorsque l’État ne résout pas les problèmes matériels substantiels du prolétariat, celui-ci a tendance à chercher des solutions dans le communautarisme localisant. Il est donc logique qu’en ces temps de privatisation à tout va et de destruction du modèle social français commandé par les GOPÉ (Grandes Orientations de Politique Économique) rédigées dans des bureaux de l’UE, les Bretons, les Corses, les Occitans, certaines communautés musulmanes, bref les identitaires, rejettent la République, car celle-ci n’est plus sociale, mais prend la forme du bras armé du capital.

Ainsi, l'analyse des dynamiques économiques géopolitiques et des intérêts objectifs qui en découlent permet d'expliquer l'évolution des idéologies nationalistes et racistes. A contrario, le point de vue nationaliste et/ou raciste, qui est pur naturalisme et moralisme, ne permet pas de rendre raison de ces fluctuations idéologiques sur quelle identité doit prétendument être combattue, puisqu’il naturalise cette lutte et en fait une structure figée.

2- Le racisme dans les classes populaires

L'idéologie dominante est l'idéologie de la classe dominante (cf. l’Idéologie Allemande de Marx & Engels, ou le Capital). La classe dominante est la classe bourgeoise, qui tend à naturaliser les rapports sociaux capitalistes et à imposer ce point de vue à toute la population pour se maintenir comme classe dirigeante le plus longtemps possible, c’est-à-dire d’exprimer les lois du développement de la production capitaliste non pas comme des lois historiquement déterminées et délimitées dans le temps, mais comme des lois éternelles valables depuis toujours et pour toujours sans qu’elles ne soient modifiables par le politique.
C'est pourquoi la majorité de la population pense que le capitalisme est l'état naturel des sociétés modernes et qu'il est impossible d'en sortir. De ce point de vue, les lois inhérentes du capitalisme sont perçues comme des fatalités historiques. Notamment, dans le capitalisme en phase terminale d'impérialisme sénile, pour continuer d'accumuler du capital, la bourgeoisie est contrainte de supprimer progressivement de nombreux secteurs de production (voir livre 3 du Capital, ou l'Impérialisme de Lénine). 

Comme cette lecture phénoménale du développement sénile de la production-circulation-consommation du capitalisme est dominante, elle est également partagée par une grande partie du prolétariat. Ainsi, le travail disponible est considéré comme une quantité limité à ce qui valorise du capital. En outre, en raison de la baisse tendancielle du taux de profit et du stade de décomposition de l'impérialisme, cette quantité limitée tend à baisser relativement à la population et à engendrer de plus en plus de ce que Marx appelle "l'armée de réserve du prolétariat", c’est-à-dire la partie de la population qui est éjectée du système productif et qui ne peut pas travailler. Dans le Capital (livre 1), Marx montre que l’existence de cette armée de réserve et son accroissement est indissociable du mode de production capitaliste et sert de bras de levier à la bourgeoisie pour imposer ses conditions de travail au prolétariat en les mettant en concurrence les uns contre les autres pour vendre leur force de travail sur le marché.

Cette forme idéologique peut prendre plusieurs formes, et selon les circonstances, la plus adéquate au maintien du capitalisme sera "sélectionnée naturellement" (cf. Les veaux et les choses, de Dominique Mazuet, à paraître en septembre aux éditions Delga), le racisme n’est qu’un cas parmi d’autres de ces formes idéologiques. Pour comprendre le racisme dans les classes populaires, il faut se demander comment un prolétaire considère l'étranger ou l'individu d'ethnie différente de lui, lorsque ce prolétaire adopte l'idéologie dominante. Il considère l’étranger tout simplement comme un concurrent sur le marché du travail. Or, la concurrence sur le marché du travail est nécessairement de plus en plus rude dans le développement "naturel" du capitalisme contemporain. Si on admet que le capitalisme est indépassable, le prolétaire a donc objectivement intérêt à être raciste et nationaliste pour servir ses intérêts individuels et survivre à la concurrence sur le marché du travail. Voilà pourquoi les partisans du libéralisme, forme idéologique du capitalisme, ne pourront jamais lutter efficacement contre le racisme, quelles que soient leurs intentions anti-racistes. 

Ce schéma de pensée qui considère que l'autre (au sens très général) est toujours un concurrent sur le marché du travail, est le fondement de toutes les idéologies identitaires : féminisme identitaire (ou « néo-féminisme » selon Annie le Brun1), misogynie, homophobie, identitarisme homosexuel, intersectionnalité, idéologie queer, etc. Leur principe ontologique consiste à considérer l'altérité comme principe de l’oppression d’une identité par l’autre, et les différentes identités se mènent des luttes idéologiques et culturelles déterminées par la concurrence sur le marché du travail. En effet, si l'on admet que le capitalisme est indépassable, chaque groupe social identitaire a objectivement intérêt à mener une lutte contre tous les autres. De proche en proche, en intersectionnant chaque identité et par passage à la limite, on aboutit à un atomisme démocritéen social où chaque individu est une singularité autonome "et en même temps" en concurrence avec tous les autres. On recouvre l'individualisme absolu postulé par le libéralisme.

Il est donc manifeste que le racisme et/ou le nationalisme (ou toute forme de posture identitaire) ne peuvent pas se constituer comme critique rationnelle du capitalisme, puisqu'ils appartiennent au libéralisme, forme idéologique du capitalisme. En vertu de la "loi générale de l'accumulation du capital" (cf. le Capital livre 1), le racisme s'inscrit dans une idéologie qui adhère au développement historique de ce qui nuit objectivement à l'ensemble du prolétariat, quelque soit sa couleur, son origine, son identité, etc.

3- L'anti-racisme identitaire, symétrique du racisme

L'anti-racisme identitaire repose sur exactement les mêmes postulats que ceux du racisme ou du nationalisme (excepté le postulat 3 qui affirme la supériorité d'une race sur les autres). Qu’on se situe du côté des racistes pro-blancs ou des antiracistes identitaires qui dénoncent le « privilège blanc structurel » et l’oppression des « racisés », le postulat de lutte irréductible et structurelle entre les identités est le même. Les anti-racistes identitaires conçoivent le racisme comme structurel et immuable dans la société car ils adoptent une posture relativiste irrationaliste où chaque groupe identitaire a sa vérité intersubjective et ne peut que l’opposer à celle des autres dans une lutte – en outre, ce relativisme tend naturellement vers l’individualisme bourgeois. La seule différence entre le racisme et l’anti-racisme identitaire est que les partisans de l’anti-racisme identitaire choisissent subjectivement et moralement de se situer en faveur des groupes dits "racisés", mais abstraction faite de leur posture morale, ils ont la même vision du monde que les racistes, et tout blanc est essentiellement accusé de « racisme structurel » et tout noir est forcément « racisé » quelles que soient leurs classes sociales respectives. Chez les anti-racistes identitaire comme chez les racistes, il y a un primat de l’identité au détriment du social, seule la posture morale change (Ce qu’a très bien montré avec humour l’Odieux Connard dans cette BD).
Montrer que les anti-racistes identitaires ont la même vision du monde que les racistes, et sachant que le racisme est une idéologie qui appartient au libéralisme impérialiste (Voir notamment les travaux de Chapoutot), suffit à démontrer que l'anti-racisme identitaire est une idéologie qui appartient au libéralisme et donc ne peut se constituer comme critique du capitalisme. En effet, les anti-racistes identitaires sont des libéraux en tant qu’ils admettent que le conflit des identités est indépassable et sur-détermine – au mieux est indépendant de, ou a une relation obscure d’intersection avec – la lutte des classes. Bien que certains se revendiquent anti-capitalistes, ils se dégonflent systématiquement lorsqu’une action véritablement subversive (car) universelle est proposée. Les antiracistes identitaires ont l’universalité en horreur. On n’est pas forcément à un stade aussi avancé de la religion libérale que chez les intersectionnels, mais le relativisme culturel, le rejet intégral de l’universalisme, et surtout le rejet de l’État-nation, même sous forme potentielle de République sociale, sont les propriétés de l’idéologie libérale.

Pire que cela, l'anti-racisme identitaire contribue à renforcer le racisme ou le nationalisme au sein des classes populaires.
Le prolétariat est la seule classe sociale dont les intérêts convergent objectivement vers une abolition du capitalisme. Depuis un peu moins de cinquante ans, les forces politiques revendiquées "de gauche" ou "progressistes" ont complètement abandonné la lutte des classes comme primat conceptuel. Lorsque des opportunités comme le mouvement BLM se présentent, ces forces politiques "de gauche" adoptent des postures morales anti-racistes et utilisent le vocabulaire intersectionnel et (donc) libéral. On entend parler de "privilège blanc", on revendique les quotas ethniques, etc. Bref, dans toute cette expression idéologique, et c'est la clef de l’anti-racisme identitaire, c’est toujours le prolétaire blanc qui est visé. En effet, contrairement au petit-bourgeois (blanc ou noir peu importe), il n'a pas adopté la posture morale adéquate d'anti-racisme identitaire et n'a pas avoué qu'il avait des "privilèges" (fussent-ils blancs). Le prolétaire blanc n'a donc strictement aucun intérêt à rejoindre les formations politiques qui adhèrent à l'anti-racisme identitaire, car leurs revendications ne peuvent qu’aggraver sa situation matérielle et ne considèrent le progrès social général qu'à la marge voire pas du tout. Les formations politiques qui expriment un progrès social universel par l'abolition du capitalisme ayant complètement disparu du paysage politique français, une seule force politique apparaît comme objectivement favorable au prolétaire blanc : l'extrême-droite, car elle promet une liquidation de toutes les identités concurrentes sur le marché du travail.

4- Comment lutter efficacement contre le racisme

Nous avons vu que le développement du capitalisme menait nécessairement à la lutte entre les groupes identitaires, qui n'est autre que la concurrence sur le marché entre différents groupes. L'anti-racisme identitaire s'inscrit dans cette forme idéologique libérale. Il est voué à l'échec de son objectif anti-raciste. En revanche, une critique raisonnée du capitalisme et du libéralisme aboutit à la conclusion que tous les prolétaires ont objectivement intérêt à se constituer comme classe sociale révolutionnaire unifiée (cf. la conclusion du Manifeste, mais aussi toute l’œuvre de Marx...). 

L'internationalisme prolétarien est la prise de conscience pratique de ces intérêts objectifs communs. C'est le passage de la posture identitaire qui rejette la classe sociale à la marge, à la posture de classe qui rejette les différences identitaires à la marge (cf. le gilet jaune Bachir).
Par exemple, les luttes sociales dans un pays exploité par un empire capitaliste profitent également aux travailleurs de cet empire capitaliste, car tout progrès social dans le pays exploité rend la délocalisation de la production moins profitable pour le capitaliste impérial. Mais de même, les luttes sociales révolutionnaires au sein d'un pays impérialiste nuisent également au capitaliste impérial car il perd progressivement la main sur la production et ne peut plus la délocaliser dans un pays exploité, et cela profite donc aux travailleurs de ce pays exploité. Les prolétaires de la nation exploitante et de la nation exploitée ont donc le même intérêt objectif : exproprier la bourgeoisie impérialiste et prendre le contrôle sur la production dans leurs pays respectifs, et ont donc intérêt à s’entraider dans leurs luttes selon les circonstances et les opportunités.
L’internationalisme prend aussi la forme d’une alliance entre les prolétaires d’une nation et les travailleurs immigrés au sein de cette même nation. Au lieu de se considérer comme adversaires sur le marché du travail, les deux groupes sociaux prennent conscience que leur principal ennemi est le capitaliste qui diminue le travail disponible et utilise l’immigration comme bras de levier pour baisser les salaires en mettant en concurrence ces deux groupes sociaux. Cette alliance profite aux travailleurs immigrés comme aux travailleurs du pays car plus les travailleurs sont nombreux à mener la lutte, plus la victoire est facile et plus on peut arracher à la bourgeoisie l’application des revendications sociales. À l’opposé, le racisme chez les travailleurs et l’anti-racisme identitaire permettent au capitalisme de se maintenir plus longtemps car ils détournent la lutte prolétarienne de son ennemi principal et le prolétariat mène une guerre civile en son propre sein qui l’affaiblit considérablement.

Par ailleurs, la prise de conscience que le travail n’est limité que par le stade sénile du capitalisme implique que les travailleurs immigrés ne sont pas un problème pour notre pays, mais une opportunité de produire plus. À condition de sortir du capitalisme dans son stade sénile impérialiste et (donc) écologiste (voir Les veaux et les choses) et de planifier l’économie en menant des projets industriels ambitieux qui nécessitent beaucoup de main d’œuvre. Notons toutefois que la lutte contre l’impérialisme a aussi pour résultat de diminuer les flux migratoires non choisis. La misère engendrée par l’impérialisme est la cause principale des réfugiés politiques ou des migrants qui fuient la misère de leur pays pour trouver du travail ailleurs, ce qui prive ces pays dans des situations déjà catastrophiques de la force de travail nécessaire pour améliorer la situation. Quand un pays absorbe tous les ingénieurs, les médecins, etc. d’un pays détruit par l’impérialisme, cela contribue à aggraver la misère de ce pays.
Quoiqu’il en soit, la lutte efficace contre le racisme s’attaque aux racines matérielles de cette idéologie : l’impérialisme.

Dans cette camaraderie internationaliste qui se construit dans la lutte contre le capitalisme, le racisme est aboli. Au lieu de se replier dans leurs identités et de rejeter toute altérité, les travailleurs se confrontent à cette altérité et s’en enrichissent, notamment en échangeant leurs cultures populaires respectives et leurs stratégies de luttes sociales.
L'internationalisme est la synthèse de classe entre les prolétariats des différentes nations, mais il n'abolit pas les nations. En effet, pour être efficace, la lutte du prolétariat internationaliste tient compte des spécificités historiques de chaque nation. Mener la lutte des classes en France ne se fait pas de la même façon qu’en Corée du Sud. Nier cette spécificité relève d'un universalisme abstrait et indifférencié. C'est croire qu'il suffit d'appliquer des recettes toutes faites sur chaque situation dont on trouverait le secret dans les textes de Marx ou tout autre prétendu prophète. Au contraire, l’internationalisme prolétarien est un universalisme concret et différencié.
Le résultat de la lutte des classes se décide par le politique dans la synthèse positive entre les contradictions en jeu. Cette synthèse s’exprime dans la moralité objective, c’est-à-dire les institutions, dont l'instance suprême décisive est l'État-nation. L’État-nation est l’unité suprême de la moralité objective, c’est à cette échelle et aucune autre que les lois sont décidées et appliquées (voir les Principes de la philosophie du droit de Hegel). Par exemple, les décisions législatives prises par l’État Français concernent tout le peuple Français et seulement le peuple Français. On a vu récemment que l’Union Européenne n’avait aucune souveraineté sur la stratégie géopolitique des nations. Cette tentative d’institution supranationale n’a de cesse de montrer son échec – mais ce n’est pas le sujet ici.
L’histoire n’a montré aucun exemple de fusion de nations qui prend une forme différente de la conquête guerrière impériale. L’internationalisme prolétarien conserve l’existence des nations et s’exprime comme la coopération souveraine des prolétariats des différentes nations – lorsque le prolétariat d’une nation a réussi sa révolution sociale, cela prend la forme d’une coopération entre cette nation elle-même et les prolétariats des autres nations. De même que deux individus qui s’enrichissent mutuellement de leur rencontre ne fusionnent pas en un seul individu, deux nations qui coopèrent ne fusionnent pas en une seule. De même que l’individu est une singularité indivisible (un « atome » épicurien, c’est-à-dire qui contient en lui l’inclinaison vers l’altérité, chez Marx), la nation est la totalisation singulière et historiquement déterminée de la volonté d’un peuple et de ce fait est souveraine et indivisible.

 

dimanche 9 août 2020

Programme pour une initiation au marxisme

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Lire, lire, lire. Pour se reposer, changer de livre.

Lénine

Intérêt de lire des livres

   La meilleure façon de comprendre Marx, c’est de lire Marx. Reformuler les concepts de base du marxisme dans des textes pour les expliquer ne peut rien apporter de plus aux textes initiaux, tout ce que l’on risque de faire est de peindre en gris sur du gris et d’ajouter de la confusion. Celui qui a le mieux compris Marx, c’est Marx lui-même.

D’un autre côté, la lecture du Capital est une tâche longue et difficile et il est dangereux de commencer directement par ce gros livre sans s’être initié à quelques concepts de base. On pourrait croire que cette double exigence contradictoire est insoluble – comme par exemple avec l’œuvre de Hegel qui a un aspect assez ésotérique, nous y reviendrons – mais Marx et Engels ont eu la bonne idée de laisser derrière eux des textes d’initiation à leur propre pensée. Ainsi, la meilleure façon de transmettre le corpus de Marx nous semble consister à livrer une bibliographie éclairée et ordonnée du corpus de Marx, afin d’amener progressivement les étudiants curieux et studieux jusqu’à la lecture du Capital.

Les meilleurs cours de marxisme (en y incluant les cours de philosophie, d'histoire, de critique de l'économie, bref toutes les "sciences historiques"), ce ne sont donc pas les cours qui expliquent les concepts de base du marxisme après lesquels on croit avoir tout compris et où l’on n’a plus l’ombre d’un doute. Ce sont des cours qui donnent des clefs de lectures décisives pour comprendre les textes du corpus de Marx où ces concepts de base ont été formulés par leurs auteurs originaux, et qui incitent les étudiants à les lire. À la fin d’un tel cours, l’étudiant doit n’avoir qu’une envie : lire le livre dont il était question dans le cours pour approfondir les notions afin de se les approprier pleinement – outre cela, l’étudiant doit avoir la lecture facilitée par les clefs de lecture données dans le cours. Si tel est le cas, le cours d’initiation au marxisme est réussi. Dans le cas contraire, vous avez probablement eu affaire à un prof sophiste qui essaye de vous faire croire que vous êtes plus intelligent que vous ne l’êtes réellement, afin de vous séduire en flattant votre égo.

Certains partis politiques, comme le PCF jusqu’aux années 60 ou comme le PTB aujourd’hui en Belgique, fournissent à leurs militants des formations sur les concepts de base du marxisme, ce qui fait que les militants connaissent à peu près tous l’existence de concepts comme : matérialisme, idéalisme, dialectique, lutte des classe, exploitation capitaliste, et sont capables de former quelques raisonnements rationnels plus ou moins exacts et vrais. C’est infiniment mieux que rien (comme dans l’actuel PCF) et j’ose affirmer que ces formations ont eu une utilité décisive dans le développement de l’acuité intellectuelle des militants, ce qui a permis de catalyser le progrès social dans ces deux pays – en France après la Libération, où le PCF était capable d’envoyer des militants ouvriers sans aucun diplôme intellectuel dans des ministères, en Belgique aujourd’hui où le PTB parvient à arracher des augmentations de salaire en organisant des luttes syndicales, contre la bourgeoisie coalisée de la sociale-démocratie jusqu’à l’extrême droite.

Cependant, maîtriser les concepts du marxisme « à un niveau basique », ne suffit pas pour pouvoir se déclarer « marxiste », si l’on appelle « marxiste » toute personne maîtrisant le corpus de Marx et étant capable d’utiliser les outils que ce penseur nous a légués pour analyser des situations concrètes. Car, pour maîtriser ce corpus, il faut l’avoir lu, l’avoir compris, et en maîtriser toutes les déterminations et les démonstrations, autrement il ne s’agit pas d’une véritable maîtrise du corpus, mais d’un simple apprentissage dogmatique et une adhésion a priori sans intériorisation réelle du patrimoine intellectuel de Marx. Cela fait qu’aujourd’hui des termes comme « marxisme orthodoxe » sont ambigus : parle-t-on de militants dogmatiques et bornés, ou de militants qui ont lu et compris une œuvre, se la sont appropriée intégralement, et y adhèrent subjectivement parce qu’ils la trouvent vraie après un examen total et approfondi ? La deuxième condition est beaucoup plus difficile que la première, mais peut se révéler très payante. Les militants qui maîtrisent ce qu’on appelle vulgairement le « basic-marxisme », lorsqu’ils analysent des situations concrètes, voient juste la plupart du temps, mais le peu de fois où ils se trompent peut être fatal pour le destin d’un parti, comme on le sait aujourd’hui pour le PCF. Lénine, dans Que faire, avertissait d’emblée les militants bolcheviques de l’importance d’étudier :

 Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. On ne saurait trop insister sur cette idée à une époque où l’engouement pour les formes les plus étroites de l’action pratique va de pair avec la propagande à la mode de l’opportunisme. Pour la social-démocratie russe en particulier, la théorie acquiert une importance encore plus grande pour trois raisons trop souvent oubliées, savoir : tout d’abord, notre parti ne fait encore que se constituer, qu’élaborer sa physionomie et il est loin d’en avoir fini avec les autres tendances de la pensée révolutionnaire, qui menacent de détourner le mouvement du droit chemin. Ces tout derniers temps justement, nous assistons, au contraire […], à une recrudescence des tendances révolutionnaires non social-démocrates. Dans ces conditions, une erreur « sans importance » à première vue, peut entraîner les plus déplorables conséquences, et il faut être myope pour considérer comme inopportunes ou superflues les discussions de fraction et la délimitation rigoureuse des nuances. De la consolidation de telle ou telle « nuance » peut dépendre l’avenir de la social-démocratie russe pour de longues, très longues années.

[Nous reportons l’extrait plus complet à la fin de ce texte]

 Maîtriser le corpus de Marx permet au militant d’acquérir une acuité politique et critique sans équivalent. Le travail long de lecture, de réflexion, et de discussion théorique, n’est pas une perte de temps. Il permet de repérer très rapidement les potentielles graves erreurs que peut commettre son parti, de repérer les attaques contre le prolétariat que la bourgeoisie déguise en choses gentilles par des artifices idéologiques (comme l’écologie), il permet de penser par soi-même au lieu de naviguer dans les catégories du libéralisme. Citons l’exemple de la revendication souvent reprise par les partis « de gauche », y compris revendiqués marxistes : « il faut taxer les riches ». Sans donner les arguments, j’affirme que le militant qui maîtrise le corpus de Marx est capable de comprendre facilement pourquoi cette revendication ne pose aucun problème à l’ordre capitaliste, et pourquoi au contraire la revendication de hausse du taux de cotisation salariale, ou de baisse du temps de travail à salaire égal, est véritablement révolutionnaire. C’est ce genre de capacité critique indispensable qui manque à de nombreux militants qui n’ont suivi que des formations ne menant qu’à un niveau de « basic-marxisme ». Rien ne peut remplacer la lecture. Dans les livres, on atteint une finesse et une exactitude de l’exposition des concepts qui n’existe pas dans la transmission orale.

Pour compléter ce manifeste pour la lecture, nous donnons une liste indicative et ordonnée de livres à lire. Cette liste est suggestive. La meilleure façon pour commencer à se mettre à lire régulièrement est de réussir à y prendre du plaisir. Cela peut demander quelques efforts au début, comme lorsque l’on apprend n’importe quelle discipline. Il est possible de se sentir découragé lorsque l’on lit un passage et que l’on ne le comprend pas. Il ne faut pas abandonner ; lorsque l’on ne comprend pas un passage d’un livre, cela ne signifie pas que l’on est plus stupide qu’un autre – si cela signifie quoi que ce soit –, cela signifie qu’il nous manque des éléments de compréhension qui se trouvent probablement dans un autre livre, ou peut-être qu’il faut relire quelques pages en arrière. Dans ce genre de situation, il est extrêmement utile d’appartenir à un collectif de camarades qui lisent à peu près les mêmes livres que vous. Il est très utile de discuter avec ses camarades des livres que l’on a lus pour vérifier que l’on a bien compris la même chose, et si les interprétations divergent, il est important de discuter texte à l’appui pour voir qui a raison. Ce genre d’activité collective produit une émulation qui permet à tout le collectif de progresser, à condition que les camarades de ce collectif aient un esprit de solidarité et non de compétition pour savoir qui lit mieux que les autres. Discuter avec des professeurs qui ont lu beaucoup de livres et ont déjà réfléchi sur ces livres peut aussi être d’une grande utilité pour se doter de clefs de lecture qui peuvent nous manquer. À ce titre, nous recommandons trois maîtres en priorité : Dominique Mazuet sur l’œuvre de Marx et de Descartes, Dominique Pagani et Bernard Bourgeois sur l’œuvre de Hegel.

Pour choisir vos premiers livres, nous recommandons dans un premier temps d’aller vers ceux qui vous semblent les plus intéressants et qui vous donnent le plus envie. Une fois que l’on a goûté à la drogue des livres, on se rend compte que le contenu d’un livre appelle la lecture de plusieurs autres et ainsi de suite à l’infini, et il suffit de se laisser porter en fonction de ses affinités personnelles. Cependant il y a quelques « grands » livres classiques qui constituent le squelette du marxisme et que tout militant à prétention marxiste doit avoir lu.

1. Niveau débutant : découverte du marxisme

Une des premières questions lorsqu’on s’intéresse au marxisme et que l’on n’y connaît rien est : que lire, et par quoi commencer ? Nous commençons par une liste de petits livres fort utiles pour s’initier. Ils ne sont pas forcément tous indispensables, mais nous recommandons d’en lire au moins quelques uns pour s’initier aux concepts de base du marxisme. Cette liste n’est pas exhaustive, elle constitue simplement une liste de livres que j’ai lus et que je peux recommander à titre propédeutique. Votre parcours personnel vous mènera certainement à d’autres livres que ceux de cette liste.

Marx & Engels : Manifeste du Parti Communiste. Ce petit livre expose avec une grande clarté la théorie et l’histoire des luttes des classes et les enjeux politiques de ce conflit en 1848. Même si le conflit a changé dans sa forme (comme le montre l’analyse de Clouscard), il est resté le même dans son contenu, et tous les grands résultats de ce livre sont toujours valides aujourd’hui. L’importance de cet ouvrage consiste en ce que la lutte des classes et son analyse historique et matérialiste constituent le fondement même de la vision marxiste du monde. Le livre finit par une liste de revendications qui sont peut-être à modifier pour les adapter au temps présent mais dont tout militant peut trouver une source d’inspiration.

Engels : Feuerbach et l'aboutissement de l'idéologie allemande. Dans cette toute petite brochure de moins de 100 pages, Engels aborde de façon ultra synthétique et pédagogique les aspects philosophiques du marxisme et leur histoire. Les termes comme : matérialisme, idéalisme, dialectique, y sont expliqués. Engels montre comment Marx et lui-même ont évolué au sein de l’idéologie allemande, de l’idéalisme dialectique hégélien au matérialisme naturaliste de Feuerbach jusqu’à constituer leur système de pensée et de vision du monde : le matérialisme historique et (donc) dialectique. Engels explique pourquoi la dialectique était réservée à l’idéalisme (en particulier, Hegel lui a donné une forme systématique et rationnelle), et comment le matérialisme a besoin d’intégrer la dialectique pour être complet. Autrement dit, que le système de Hegel constitue un « matérialisme renversé ».

Engels : socialisme utopique et socialisme scientifique. Dans ce livre, Engels expose la généalogie historique du socialisme et du communisme. Les prémisses du communisme étaient le fait d'idéalistes qui avaient des "projets de société", au début du XIXème siècle. Il leur rend hommage, car notamment, Owen, fut l'inventeur du "communisme". Mais ensuite il explique comment une analyse scientifique du monde social peut mener de façon beaucoup plus efficiente vers un socialisme réel. La connaissance scientifique des processus sociaux permet au sujet humain générique de prendre son destin en main plutôt que de se faire mettre en mouvement de façon passive par des phénomènes sociaux incompréhensibles auxquels on attribue des propriétés mystiques (comme le fétichisme de la marchandise, concept central exposé dans le Capital).

Marx : salaire, prix, profits. C'est un résumé du Capital par Marx lui-même. En une centaine de pages, c’est un condensé de théorie économique expliqué avec une simplicité et une clarté que nous n'avons jamais vues nulle part ailleurs. Ce texte a été rédigé pour être lu par des ouvriers qui n'ont aucune formation théorique, et pourtant la précision et l’exactitude du texte surpasse de loin de nombreux traités d’économie politique. Vous y trouverez notamment : un condensé de la théorie de la valeur, du processus d'exploitation capitaliste, et une très brève ébauche des contradictions de ce processus d'exploitation. Dans ces cent pages il y a infiniment plus d'informations pertinentes que dans la plupart des gros livres d'économie qui paraissent aujourd'hui (et qui par ailleurs sont rédigés volontairement dans un langage incompréhensible). Cela vous épargnera des centaines d'heures d'errance dans de mauvais ouvrages d'économie vulgaire (comme les livres de Thomas Piketty par exemple). Cela devrait aussi vous mettre en appétit pour la lecture du Capital où toutes les notions de Salaire, prix, profit sont abordées dans le détail.

Politzer : principes élémentaires de philosophie. Ce livre permet de se familiariser avec le vocabulaire de la philosophie. Il a été écrit dans les années 30 dans le cadre des cours de philosophie que Politzer donnait dans les université ouvrières du PCF. Il est écrit dans une langue très claire et compréhensible par tout débutant en philosophie. À cette époque, le PCF était capable de former des militants ouvriers jusqu’à les envoyer aux postes à plus haute responsabilité au sein de l’État. Citons par exemple Ambroize Croizat, ouvrier métallurgiste, ministre du travail à la Libération qui a contribué à mettre en place la Sécurité Sociale sous une forme communiste, de telle sorte que la France était réputé jusqu’il y a peu (hélas) comme disposant du meilleur système de santé au monde. Cela semble hors sujet, mais peut montrer que la formation philosophique des militants a eu pour résultat concret d’améliorer le sort de la classe ouvrière en France – et négativement, l’état de putréfaction politique des formations dites « de gauche » aujourd’hui a beaucoup à voir avec le manque de formation théorique des militants. On peut éventuellement reprocher à ce livre son ton et sa logique un peu dogmatiques ; il a beau se targuer de traiter de dialectique, on peut reprocher à certaines analyses d’être un peu binaires et de manquer de nuances. Nous recommandons un complément hégélien à ce livre, qui arrive au niveau intermédiaire. Notamment, la métaphysique est opposée à la dialectique, ainsi que l’idéalisme au matérialisme, de façon « métaphysique » si l’on utilise les critères de Politzer lui-même ! D’ailleurs, cette opposition n’existe pas chez Marx et Engels, eux ont critiqué « la vieille métaphysique », sous-entendu celle des scolastiques. Mais tout système de pensée a une conception de ce qui existe, de ce qui est, bref, une métaphysique, fut-elle vivifiée par la dialectique. Comme disait Bernard Bourgeois : « je reste du côté de Parménide. Vivifié par Héraclite, mais Parménide quand même ! ». De même, si à l’époque de Politzer, opposer systématiquement matérialisme et idéalisme a pu avoir un intérêt politique – notamment pour combattre l’obscurantisme religieux –, cela peut être néfaste car cela peut provoquer des comportements dogmatiques et répulsifs à toute philosophie idéaliste. Certains systèmes philosophiques idéalistes, comme la dialectique de Platon, ou le rationalisme de Descartes, ou l’idéalisme hégélien, sont d’un très grand intérêt non seulement intrinsèque mais aussi pour comprendre le système de Marx, bien qu’ils soient des idéalismes critiqués par Marx. Il serait néfaste que des militants ne s’intéressent pas à ces systèmes sous le seul prétexte qu’ils seraient idéalistes.

Marx : Préface à la contribution à la critique de l’économie politique. Derrière ce titre barbare se cache un petit texte de quelques paragraphes ultra limpide, clair et distinct, dans lequel Marx expose sa méthode matérialiste, historique et dialectique. C’est le texte qui contient le plus de marxisme en le moins de ligne. À apprendre par cœur. On le trouve facilement sur internet :

https://www.marxists.org/francais/marx/works/1859/01/km18590100b.htm

Lénine : L’État et la révolution. Dans ce livre, Lénine expose sa théorie de l’État et la met en perspective avec la situation concrète de la Russie à son époque. Il renvoie dos à dos les anarchistes et les réformistes. D’une part, les anarchistes veulent tout tout de suite, contestent toute forme d’autorité, et demandent la spontanéité absolue de l’organisation des travailleurs et de leurs forces révolutionnaires – Lénine montre au contraire que tous les processus révolutionnaires réels nécessitent une grande autorité et une organisation centralisée impeccable pour empêcher les forces réactionnaire de reprendre le pouvoir. D’autre part, les réformistes prétendent qu’il est possible de s’acheminer vers le socialisme par une succession de réformes et limitent le champ de la lutte des classes à la sphère politique démocratique. Il suffirait de bien voter et d’avoir de bons dirigeants bienveillants qui font tout à notre place pour marcher tranquillement vers le socialisme – ce qui est une contradiction dans les termes puisque le socialisme suppose une auto-organisation des travailleurs et donc un renversement brutal de l’appareil d’État.

Lénine montre que ces deux conceptions de l’État sont erronées et expose la vision marxiste de l’État comme appareil d’oppression de la classe exploitée. Il montre que la classe révolutionnaire laborieuse doit s’emparer de cet appareil dans un premier temps pour oppresser avec autorité la bourgeoisie en l’empêchant de reprendre le pouvoir et de rétablir le capitalisme – cette phase porte plusieurs noms chez Marx et Engels : « première phase du communisme », « dictature du prolétariat », « socialisme ». Lénine réexplique ensuite la théorie de Marx et d’Engels du nécessaire dépérissement de l’État au fur et à mesure que le socialisme réel s’affermit.

 

 

2. Niveau intermédiaire : philosophes les plus importants ayant précédés Marx

Deux philosophes sont indispensables pour comprendre Marx : Descartes et Hegel.

2.1. Descartes, « ce héros par qui tout a pu recommencer »

Hegel parle souvent de Descartes comme « ce héros par qui tout a pu recommencer ». Descartes annonce le grand retour de l’universalisme de la raison et du progrès humaniste rationnel. Lire Descartes permet de poser le problème de l’étendue et de la pensée en des termes simples, compréhensibles et raisonnables. Descartes est un idéaliste, au sens où la pensée prime sur l’étendue matérielle dans son système. Mais il est aisé de lire ses livres avec un point de vue matérialiste et d’y comprendre l’activité du sujet. L’avantage de Descartes est qu’il reprend tout à zéro dans une langue claire et un style littéraire magnifique dont nous ne connaissons pas d’équivalent. Ses ouvrages sont tous lisibles par des débutants en philosophie et lire ses livres vaut mille cours de philosophie sur Descartes.

Descartes : discours de la méthode. Dans ce petit texte, Descartes raconte comment il en est arrivé à formuler sa méthode scientifique pour mener sa raison à la connaissance la plus vraie possible. Les principes de base du rationalisme sont exposés.


Descartes : méditations métaphysiques. Descartes réfléchit sur les problèmes métaphysiques de base : qu’est-ce que la pensée ? Qu’est-ce que l’étendue dans laquelle se meuvent les corps matériels ? Comment se fait-il que je puisse penser ce que je pense ? Y a-t-il des choses dont je puisse être certain où tout est-il dubitable ? Ce livre permet de se familiariser avec les concepts de base de la métaphysique et la logique.

Ces deux petits livres de Descartes constituent les fondements sur lesquels s’appuie Marx : la logique scientifique cartésienne, l’universalisme de la raison et de la logique chez le sujet humain générique.

2.2. Le noyau rationnel hégélien dans la pensée de Marx

Avant de recommander des textes hégéliens, il faut montrer que tout militant marxiste a intérêt à s’intéresser au système de Hegel. Une fois de plus, il suffit de laisser Marx s’exprimer. On trouve dans la postface du Capital :

Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est l’exact opposé. Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’Idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’Idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transportée et transposée dans le cerveau de l’homme.

J’ai critiqué le côté mystique de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans, à une époque où elle était encore à la mode. Mais au moment même où je rédigeais le premier volume du Capital, les épigones grincheux, prétentieux et médiocres, se complaisaient à traiter Hegel, comme le brave Moïse Mendelssohn avait, du temps de Lessing, traité Spinoza, c’est-à-dire en « chien crevé ». Aussi me déclarais-je ouvertement disciple de ce grand penseur, et, dans le chapitre sur la théorie de la valeur, j’allais même jusqu’à me trouver parfois en coquetterie avec sa manière particulière de s’epxrimer.

Mais bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d’ensemble. Chez lui elle marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver une physionnomie tout à fait raisonnable.

Sous son aspect mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu’elle semblait glorifier les choses existantes. Sous son aspect rationnel, elle est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes et leurs idéologues doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire ; parce que saisissant le mouvement même, dont toute forme faite n’est qu’une configuration transitoire, rien ne saurait lui imposer ; parce qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire.

Le mouvement contradictoire de la société capitaliste se fait sentir au bourgeois pratique de la façon la plus frappante, par les vicissitudes de l’industrie moderne à travers son cycle périodique, dont le point est la crise générale. Déjà nous apercevons le retour de ses prodromes ; elle approche de nouveau ; par l’universalité de son champ d’action et l’intensité de ses effets, elle va faire entrer la dialectique dans la tête même au tripoteurs qui ont poussé comme champignons dans le nouveau Saint-Empire prusso-allemand.

    Une autre citation qui devrait finir de vous convaincre de vous intéresser au système hégélien est l’extrait des cahiers de la dialectique de Lénine. Avant 1917, Lénine a dû partir en exil. Dans de longs moments de solitude, il a longuement médité sur l’échec de la seconde internationale ouvrière, et s’est retrouvé contraint d’étudier, faute d’action politique immédiate à exécuter. Les « cahiers de la dialectique » sont les notes de lecture de Lénine qui lit la Logique de Hegel. Voici la conclusion qu’il en tire :

Cette phrase de la page 353 et dernière de la Logique est archiremarquable. Passage de l'idée logique à la nature. Le matérialisme est à portée de la main. Engels avait raison : le système de Hegel est un matérialisme renversé.

[...]

Il est remarquable que tout le chapitre sur l'« Idée absolue » ne dit presque pas un mot de Dieu (c'est à peine si une fois le « concept divin » fait une apparition) ; et en outre — ceci NB — ce chapitre ne contient presque aucun idéalisme spécifique, mais il a comme sujet essentiel la méthode dialectique. Le total et le résumé, le dernier mot et l'essence de la Logique de Hegel c'est la méthode dialectique — ceci est tout à fait remarquable. Et encore ceci : dans cette œuvre de Hegel, la plus idéaliste, il y a le moins d'Idéalisme, le plus de matérialisme. « C'est contradictoire », mais c'est un fait !

[…]

On ne peut pas comprendre totalement le Capital de Marx et en particulier son chapitre I sans avoir beaucoup étudié et sans avoir compris toute la Logique de Hegel. Donc pas un marxiste n'a compris Marx ½ siècle après lui !

    

On sait qu’après cette lecture, Lénine en est arrivé à considérer la pensée comme activité pratique, ce qui renforce son adage célèbre « sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ». L’action politique et la pensée révolutionnaire ne font qu’un, au sens où il n’y a pas de séparation entre la théorie et la pratique dans le parti révolutionnaire. Sous peine d’avoir, d’un côté, des militants qui passent leur vie dans des bibliothèques sans jamais être au contact de la réalité concrète, et de l’autre côté, des militants toujours en action pratico-pratique qui ne prennent jamais le temps de réfléchir à ce qu’ils font. Lénine, après Marx et Engels, est l’exemple emblématique de la synthèse réussie entre la théorie et la pratique, car en plus d’être un grand théoricien, il a mené une révolution réelle et réussie dans son pays.

Il est vraisemblable que Lénine soit le seul individu de son parti à avoir assimilé le corpus hégélien. Il est évident qu’aucun militant du parti bolchevique ne lui arrivait à la cheville quant à la maîtrise du corpus de Marx (pas plus Trotsky que Staline, leur point commun est de tout ignorer du système hégélien et de la logique dialectique…). Nous formulons l’hypothèse que c’est en partie ce manque de formation des militants qui a mené petit à petit l’URSS à sa chute après la mort de Lénine, et nous pouvons en dire de même avec le PCF lorsqu’à partir des années 60, tous les intellectuels attitrés du parti ont tout fait pour faire sortir Hegel du corp(u)s de Marx, à l’exception de marxistes orthodoxes – car hégéliens – mais minoritaires comme le philosophe Michel Clouscard. Nous osons formuler la même hypothèse que le philosophe Dominique Pagani, proche ami de Michel Clouscard : les périodes où l’on rapproche Marx et Hegel observent des progrès sociaux, alors que celles où l’on tente de les éloigner observent des régressions historiques qui prennent la forme de restauration du capitalisme comme aujourd’hui. Il nous semble donc urgent, plus que de se lancer dans du militantisme pratico-pratique aveugle de ses propres principes et qui de toute façon ne mène souvent qu’à des échecs par manque de lucidité, d’étudier le noyau rationnel hégélien dans la pensée de Marx.

Cependant, Hegel présente l’inconvénient d’être un auteur très difficile à lire. Avant de se plonger directement dans ses textes, nous recommandons une série de conférences qui permettent de s’initier à la logique hégélienne que Marx utilise tout le temps dans son œuvre et en particulier dans le Capital.

Personne n’a expliqué avec autant de pédagogie le système de Hegel et ses liens avec celui de Marx que Dominique Pagani dans cette conférence :

https://www.youtube.com/watch?v=RpMomqWVXqE


Nous recommandons ensuite la présentation par Bernard Bourgeois de la Grande Logique de Hegel en trois parties.

http://www.librairie-tropiques.fr/2015/10/la-grande-logique-de-hegel-traduite-et-presentee-par-bernard-bourgeois.html


http://www.librairie-tropiques.fr/2016/04/bernard-bourgeois-l-effectivite-hegelienne.html

http://www.librairie-tropiques.fr/2016/12/bernard-bourgeois-vivre-selon-le-concept-aujourd-hui.html

Signalons aussi sa conférence sur la Phénoménologie de l’esprit

http://www.librairie-tropiques.fr/2018/06/demain-vendredi-29-juin-19h30-bernard-bourgeois-presentera-avec-dominique-pagani-et-aymeric-monville-la-phenomenologie-de-l-esprit-1



Nous recommandons enfin un petit livre très utile écrit par Bernard Bourgeois qui s’intitule tout simplement : le vocabulaire de Hegel. Ce petit livre permet de s’initier à la pensée hégélienne en voyageant dans les mots les plus importants du système hégélien.

3. Niveau avancé : Les « gros livres » de Hegel et Marx

À présent il faut entrer dans le vif du sujet et lire le Capital de Marx. D’autres livres seraient probablement nécessaires pour mieux en saisir toute la portée, mais le Capital est un livre auto-cohérent où chaque concept est défini et explicité. Il ne faut donc pas trop attendre pour s’y attaquer. Rien n’empêche d’y revenir plus tard et de relire certains passages.

Pour une première lecture, nous recommandons la traduction de Roy validée par Marx lui-même, publiée chez Folio, qui est écrite dans un français clair et compréhensible. Le Capital est un livre si considérable, si dense, et si complet, que ce n’est pas un livre qui se lit. C’est un livre qui se relit au moins deux fois, sinon trois. Ici plus que jamais le collectif de camarades est important pour se lancer dans cette aventure. Nous pouvons remercier la librairie Tropiques de fournir des clefs de lecture décisives pour aborder cet ouvrage sans commettre les contresens les plus communs chez les marxologues universitaires, et nous recommandons la lecture de ce petit dossier pédagogique pour se confronter au Capital :

http://www.librairie-tropiques.fr/2019/03/lecture-cartesienne.html


Nous recommandons de lire juste après les Principes de la philosophie du droit de Hegel, pour pouvoir lire ce texte avec un regard critique de marxiste. Ce livre présente l’avantage d’être écrit dans un langage plus clair que les autres textes de Hegel. C’est le testament philosophique de Hegel, quasiment le dernier livre qu’il a écrit. Il synthétise son système en y exposant les résultat principaux. L’inconvénient est qu’il ne les démontre pas – le livre contient plein de renvois à la Logique et à la Phénoménologie de l’esprit, textes beaucoup plus ardus.

Il est remarquable de savoir que Marx avait commencé une ébauche de critique de ce livre avant de l’abandonner pour se consacrer au Capital. Dans ce texte, Hegel expose sa pensée sur la façon dont les sociétés humaines s’organisent, en trois parties : 1- le droit abstrait où Hegel étudie le droit dans son concept, comme résultat de la volonté. Il est remarquable que dans ce livre, Hegel commence par insister sur l’importance de la propriété comme fondement des sociétés, et qu’il étudie le contrat à partir du concept de propriété. On y trouvera même une ébauche de la théorie de la valeur. Tout cela n’a pas échappé à un lecteur comme Marx. 2- La moralité subjective. Hegel montre comment le sujet intériorise la volonté, étudie les questions techniques sur la différence entre l’intention et la volonté. Le résultat le plus important est que le propre de la moralité subjective, lorsqu’elle est efficiente, est de s’extérioriser dans l’action et donc de devenir objective. 3- La moralité objective. C’est l’État. Hegel y étudie les différents moments que sont les institutions, incarnations objectives de la volonté des peuples, dont l’instance suprême et définitive est l’État-nation.


Après avoir lu ce livre, le Capital apparaît comme une critique des Principes de la philosophie du droit de Hegel. Même si la doctrine de l’État de Hegel n’y est pas réfutée dans son intégralité, Marx montre que la moralité objective incarnée dans les institutions est animée sans cesse par une contradiction irréductible : la lutte des classes.


4. Par quoi finir ?

 Si l’on se réfère aux citations de Lénine sur Hegel, il apparaît que la lecture de la grande Logique de Hegel s’impose d’elle-même pour comprendre complètement le Capital. Elle en constitue le « noyau rationnel » comme le démontre le philosophe Bernard Bourgeois dans cet excellent article

http://data.over-blog-kiwi.com/1/44/00/64/20151018/ob_7016ab_bourgeois-hm01-redux.pdf


http://data.over-blog-kiwi.com/1/44/00/64/20151018/ob_529501_bourgeois-hm02-redux.pdf

Nous laissons ce dernier mot à notre libraire marxiste préféré :
 

Notre recommandation sera donc non pas de commencer mais de finir ce parcours de lecture par "La Grande Logique".

http://www.librairie-tropiques.fr/2018/06/bibliographie-refractaire-1.html

 À ce stade de vos lectures, vous savez probablement bien mieux que moi ce qui vous est nécessaire à lire. Le parcours de lecture que nous proposons ici contient implicitement de nombreux autres livres dont vous découvrirez la nécessité de lecture par vous-mêmes. Le long parcours de lecture du Manifeste du parti communiste jusqu’à la grande Logique de Hegel en passant par le Capital prendra plusieurs années de travail, et il est vraisemblable qu’au terme de ce labeur, votre manière de penser et votre vision du monde soit complètement transformée, enrichie et affermie.

 

Annexe : extrait complet du Que faire de Lénine.

On peut juger du manque de tact que montre le Rabotchéïé Diélo lorsqu’il sort d’un air triomphant cette définition de Marx : « tout pas réel du mouvement pratique importe plus qu’une douzaine de programmes. » Répéter ces mots en cette époque de débandade théorique équivaut à clamer à la vue d’un cortège funèbre : « je vous souhaite d’en avoir toujours à porter ! » D’ailleurs, ces mots sont empruntés à la lettre sur le programme de Gotha, dans laquelle Marx condamne catégoriquement l’éclectisme dans l’énoncé des principes. Si vraiment il est nécessaire de s’unir, écrivait Marx aux chefs du parti, passez des accords en vue d’atteindre les buts pratiques du mouvement, mais n’allez pas jusqu’à faire commerce des principes, ne faites pas de « concession » théoriques. Telle était la pensée de Marx, et voilà qu’il se trouve parmi nous des gens qui, en son nom, essayent de diminuer l’importance de la théorie !

Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. On ne saurait trop insister sur cette idée à une époque où l’engouement pour les formes les plus étroites de l’action pratique va de pair avec la propagande à la mode de l’opportunisme. Pour la social-démocratie russe en particulier, la théorie acquiert une importance encore plus grande pour trois raisons trop souvent oubliées, savoir : tout d’abord, notre parti ne fait encore que se constituer, qu’élaborer sa physionomie et il est loin d’en avoir fini avec les autres tendances de la pensée révolutionnaire, qui menacent de détourner le mouvement du droit chemin. Ces tout derniers temps justement, nous assistons, au contraire (comme Axelrod l’avait prédit depuis longtemps aux économistes), à une recrudescence des tendances révolutionnaires non social-démocrates. Dans ces conditions, une erreur « sans importance » à première vue, peut entraîner les plus déplorables conséquences, et il faut être myope pour considérer comme inopportunes ou superflues les discussions de fraction et la délimitation rigoureuse des nuances. De la consolidation de telle ou telle « nuance » peut dépendre l’avenir de la social-démocratie russe pour de longues, très longues années.

Deuxièmement, le mouvement social-démocrate est, par son essence même, international. Il ne s’ensuit pas seulement que nous devons combattre le chauvinisme national. Il s’ensuit encore qu’un mouvement qui commence dans un pays jeune ne peut être fructueux que s’il assimile l’expérience des autres pays. Or pour cela il ne suffit pas simplement de connaître cette expérience ou de se borner à recopier les dernières résolutions : il faut pour cela savoir faire l’analyse critique de cette expérience et la contrôler soi-même. Ceux qui se rendent compte combien s’est développé le mouvement ouvrier contemporain, et combien il s’est ramifié, comprendront quelle réserve de force théoriques et d’expérience politique (et révolutionnaire) réclame l’accomplissement de cette tâche.

Troisièmement, la social-démocratie russe a des tâches nationales comme n’en a jamais eu aucun parti socialiste du monde. Nous aurons à parler plus loin des obligations politiques et d’organisation que nous impose cette tâche : libérer un peuple entier du joug de l’autocratie. Pour le moment, nous tenons simplement à indiquer que seul un parti guidé par une théorie d’avant-garde peut remplir le rôle de combattant d’avant-garde. […]

Citons les remarques faites par Engels en 1874, sur l’importance de la théorie dans le mouvement social-démocrate. Engels reconnaît à la grande lutte de la social-démocratie non pas deux formes, — comme cela se fait chez nous, — mais trois, en mettant sur le même plan la lutte théorique. Sa recommandation au mouvement ouvrier allemand, déjà vigoureux pratiquement et politiquement, est si instructive au point de vue des problèmes et discussions actuels, que le lecteur, espérons-le, ne nous en voudra pas de lui donner le long extrait de la préface à la brochure La guerre des paysans en Allemagne depuis longtemps devenue une rareté bibliographique :

« les ouvriers allemands ont deux avantages importants sur les ouvriers du reste de l’Europe. Le premier, c’est qu’ils appartiennent au peuple le plus théoricien de l’Europe et qu’ils ont conservé en eux-mêmes ce sens de la théorie, presque complètement perdu par ses classes dites « instruites » d’Allemagne. Sans la philosophie allemande qui l’a précédé, en particulier sans celle de Hegel, le socialisme scientifique allemand, le seul socialisme scientifique qui ait existé, ne se serait jamais constitué. Sans le sens théorique qui leur est inhérent, les ouvriers ne se seraient jamais assimilé à un tel point ce socialisme scientifique, comme c’est le cas à présent. Combien est immense cet avantage, c’est ce que montrent, d’autre part, l’indifférence à toute théorie, qui est une des principales raisons pour lequel le mouvement ouvrier anglais progresse si lentement malgré la magnifique organisation de certains métiers, et, d’autre part, le trouble et les hésitations que le proudhonisme a provoqués, sous sa forme primitive, chez les Français et les Belges et, sous la forme caricaturale que lui a donnée Bakounine, chez les Espagnols et les Italiens. [...] »

Les paroles d’Engels se sont révélées prophétiques. Quelques années plus tard, les ouvriers allemands étaient inopinément soumis à la rude épreuve de la loi d’exception contre les socialistes. Les ouvriers allemands se trouvèrent en effet armés de pied en cap pour affronter cette épreuve, et ils en sortirent victorieux.