mercredi 15 septembre 2021

Chronique des maîtres ignorants (1)


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Introduction
 

En juin 2021, j’ai passé l’agrégation de mathématiques. Me voilà donc enseignant-stagiaire : à mi temps enseignant dans un lycée, à mi temps étudiant à l’INSPE (Institut national supérieur du professorat et de l'éducation, anciennement IUFM, mais ce truc change de nom à chaque ministère ; c’est l’institut qui est supposé former les professeurs).

Si mes premières impressions au lycée avec les élèves sont plutôt bonnes, il n'en est pas de même à l'INSPE. Je suis assez époustouflé par la bêtise infinie de nos formateurs. J'ai déjà eu de nombreux mauvais professeurs, mais la plupart du temps c'était à cause de leur frustration, d'un manque de travail en amont de leur part, souvent les deux, mais rarement à cause de leur bêtise pure ; à l'INSPE je pense avoir affaire à d'authentiques crétins complètement formatés et moulés dans l'appareil bureaucratique de l'État aliéné par le capital.

Comme je suis payé pour assister à ces formations, j’en profite pour noter tout ce que j’entends, autant faire l’analyse critique détaillée de tout ce qui se passe à l’INSPE. Pour l’instant, je livrerai ici mon témoignage de ma formation à l’INSPE. Cela se fera sous la forme d’une présentation de la situation, de dialogues retranscrits le plus fidèlement possible à la réalité empirique, et de réflexions. J’accumulerai ce matériau empirique au fur et à mesure, et quand j’aurai un peu plus de recul, je ferai une synthèse.

 

Rentrée des stagiaires

Le jour de la rentrée des stagiaires, les inspecteurs nous parlent de nos inspection par le tuteur, par l’inspection et par l’INSPE.
« Ca n'est pas pour vous fliquer, c'est pour vous accompagner » ; il faut alors comprendre : c'est pas pour vous accompagner, c'est pour vous fliquer.


Encadrement de stage

Ce sont des petites séances par groupes de 15 stagiaires environ, encadrées par une formatrice.
Les séances se font de manière relativement « informelle », ce sont beaucoup de discussions où l’on raconte sa vie et on n’apprend pas grand-chose.

Au premier cours, notre formatrice propose une discussion : « selon vous, qu’est-ce que faire des mathématiques ? » (projeté sur powerpoint évidemment)
On discute, des collègues proposent des choses, puis la formatrice tranche : elle passe à la diapositive suivante qui contient ceci :
« Faire des mathématiques, c’est résoudre des problèmes ».
Bien. Pourquoi pas. La proposition est intéressante. Un « honnête homme », surtout mathématicien, eût attendu une démonstration rationnelle de cette proposition. À savoir : qu’appelles-tu faire des mathématiques, qu’appelles-tu résoudre des problèmes, et en quoi y a-t-il identité entre les deux termes ? Mais ce serait trop espérer des formateurs de l’INSPE qui, comme on le verra plus tard, sont des crétins zombifiés qui ont une haine viscérale de tout ce qui est un tant soit peu théorique et réfléchi. Ainsi, la formatrice de passer à la diapositive suivante de son somptueux powerpoint de pédagogiste. Cette diapositive contient des extraits de divers bulletins officiels, de programmes scolaires, etc. en lien avec l’enseignement des mathématiques. On y voit des extraits de phrases dans lesquels sont surlignés moult fois « faire des problèmes ». CQFD : tout ce qui est vrai est ce qui est écrit sur les bulletins officiels, et tout ce qui est écrit sur les bulletins officiels est vrai. Telle est la logique religieuse bureaucratique des abrutis moulés dans l’appareil d’État aliéné par le capital, j’ai immédiatement compris que c’est cette même « logique » religieuse qui dicterait absolument toutes les formations de l’INSPE ainsi que l’état d’esprit des inspecteurs.

Au cours suivant, elle demande de voir les manuels avec lesquels on travaille. En voyant le mien :
« Ah celui-là il est trop nul, regarde, ils font les nombres en premier, on faisait comme ça y’a 20  ans !
- Et alors ? Répondis-je.
- Mais enfin, 20 ans !!!!
- Ce n’est pas un argument. Ce n’est pas parce que c’est vieux que c’est mauvais.
- Mais enfin ??? Au bout de 20 ans, il serait peut-être temps de s’adapter ?
- Mais s’adapter à quoi ?… »
Pas de réponse. Blanc d’environ cinq seconde de la part de la formatrice, puis elle conclut la conversation avec une forme de colère contenue : « de toute façon ça marche pas, on le sait » puis va voir quelqu’un d’autre.
En fait, son incapacité à me dire à quoi il faudrait s’adapter montre qu’il n’y a aucun contenu dans son esprit et son discours, il n’y a que de la doxa : ce qui est récent est bon, et ce qui est bon est récent (ou comme disait Debord : « tout ce qui apparaît est bon, et tout ce qui est bon apparaît »). Le métier de ces gens-là est de se faire courroie de transmission des dernières élucubrations à la mode du ministère. Et nous, on n’est que les petits fonctionnaires obéissants qui exécutons les ordres sans réfléchir.
Si j’avais pu penser plus vite et si j’avais eu la bonne répartie, et en connaissant son âge, j’aurais pu lui faire remarquer qu’elle avait elle-même été formée par les méthodes d’il y a vingt ans qu’elle décriait tant… Mais bon à ce stade on n’en est pas à une contradiction près.


Le principe de la « question flash », dont les formateurs de l’INSPE raffolent : il s’agit de questions projetées sur powerpoint (évidemment) très rapide, et les réponses se font sur ardoises, voire avec des techniques numériques un peu ridicules que j’ai la flemme de décrire ici. C’est pour « réactiver les savoirs » et « travailler les réflexes ». Le but n’est pas de former des esprits critiques capables de produire une réflexion longue et profonde, le but est de fabriquer des automathes à la chaîne (Voir Stella Baruk, L’âge du capitaine, de l’erreur en mathématiques, Seuil, pour une définition des « automathes », ces pauvres élèves qui ont été formatés à exécuter des opérations de manière automatique sans réfléchir ni sans savoir pourquoi.).

Leçons sur la « préparation de séquence ».
Il faut lister les connaissances et les capacités du chapitre. Attention !!! En bons kantiens qui segmentent tout en catégories débiles, on nous dit qu’il faut bien distinguer les connaissances et les capacités ! Ça n’a rien à voir !!!

À propos du premier contact avec les élèves, la formatrice nous parla en ces termes : « Ma première année, je leur ai distribué la fiche de renseignements, ce truc qui sert à rien. De toute façon je ne les    ai pas lues. » Évidemment, si tu ne lis pas les réponses des élèves, ça ne sert à rien, idiote… Un collègue répond, de manière un peu sarcastique : « Moi je les ai toutes lues, j’ai trouvé ça passionnant. » En fait, je pense que cette formatrice est devenue formatrice parce qu’elle déteste les élèves, elle se fiche complètement d’eux.

Un autre dialogue intéressant. À un moment donné, je feuilletais mon manuel scolaire. Comme il faut donner une idée intuitive de ce que sont les nombres réels aux élèves de secondes, je trouve toujours amusant de regarder comment les manuels scolaires essayent d’arnaquer les élèves en faisant semblant de donner une définition rigoureuse des nombres réels sans la topologie ni les axiomes de Peano ; le résultat est toujours une définition circulaire qui tourne en rond et qui se mord la queue. Cependant, Descartes ne s’en sortait pas si mal que ça avec un point de départ géométrique, à partir des distances sur une droite : soit une droite, je choisis un point sur cette droite que je définis comme origine, puis je choisis un deuxième point, distinct, arbitraire, qui définit une unité et une orientation sur cette droite (les manuels de maths passent toujours sous silence ces étapes fondamentales où l’on définit l’origine et l’unité, ils parlent de la « droite graduée » comme quelque chose de déjà donné). Lorsque je place un point arbitraire sur cette droite, selon qu’il est placé du même côté ou de l’autre côté que l’unité par rapport à l’origine, je lui affecte un signe + ou – respectivement. Et je définis son abscisse comme le rapport entre sa distance à l’origine et celle du point unité, affecté du signe décidé plus tôt. 

Mon manuel, peu soucieux de faire réfléchir les élèves, qu’il s’agisse d’un point de vue historique ou mathématique, propose ceci : « l’ensemble des nombres réels est l’ensemble des nombres x tels que x²≥0 ».  De manière amusée, je dis que je me demande quel genre de pédagogue peut écrire de telles inepties. La formatrice de répondre, en bonne corporatiste : « ah, mais ce ne sont pas des pédagogues, ce sont des professeurs ». Réponse tout-à-fait kantienne qui sépare et dissèque tout à l’infini dans l’unique but de séparer et disséquer à l’infini : les pédagogues (sous-entendus : les pédagogistes qui sévissent à l’INSPE) ne sont pas de vulgaires profs et les professeurs ne peuvent pas prétendre être des pédagogues. Alors pour l’agacer, je la prends dans ses contradictions en lui répondant : « mais si, ce sont des pédagogues, puisqu’ils enseignent. »
Évidemment elle n’a pas répondu et est passé à autre chose.

 

Gestion de classe

Vient ensuite le gros lot : le cours de « gestion de classe et climat scolaire » (avec une autre formatrice). Je décris ici une liste de tous les poncifs que j’ai entendus.

« Bienveillance et gentillesse », « Il faut être dans le non jugement ». « Partager ensemble » (je me demande bien ce que ça veut dire que de partager mais pas ensemble...).
La citation qui guida tout le cours fut celle de Philippe Perrenoud : « agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude ». Génial, déjà on pose la base irrationaliste pour bien commencer. En fait, si on récrit la citation à l’envers, on obtient quelque chose de parfaitement cartésien : « agir de manière calme et réfléchie, décider à partir de certitudes démontrées scientifiquement. » Et là tout de suite ça a l’air plus intéressant… Donc c’est évidemment absent de l’enseignement de l’INSPE. (En cherchant un peu, j’ai constaté qu’il avait écrit des travaux sur la « pédagogie de projet » et sur la « différentiation pédagogique »…. ça commence très mal.)
Finalement, la « lecture symptômale », ça fonctionne plutôt bien chez les fous de l’INSPE : en disant systématiquement le contraire de ce qu’ils racontent, on obtient des choses intéressantes dont ils ne veulent surtout par parler.

« Il faut une grande adaptabilité, une grande capacité d’adaptation »
« Ce sont des savoirs pratiques théorisés à partir de l’expérience » qu’est-ce que ça veut dire ??
Vient une bibliographie. Elle nous indique le site de Philippe Watrelot. Je consulte rapidement sur internet, le type a écrit un livre intitulé : « je suis pédagogiste ». Tout est dit.

Quelques phrases amusantes de la formatrice :
« L’empathie en classe. » 
« L’idée c’est ça, enfin, c’est magique quoi. »
« Créer un environnement capacitant ».
« Respecter la zone proximale de développement ».

Au début, elle nous parle d’isomorphisme pédagogique. Je prends la parole pour dire que je sais ce qu’est un isomorphisme en mathématiques, mais pas en pédagogie, et que j’aimerais bien un éclaircissement. L’isomorphisme pédagogique, c’est quand un formateur utilise dans son cours même des pratiques pédagogiques que nous  pouvons réutiliser dans nos classes. Plus tard, entre nous, des collègues ont ironisé qu’en fait, l’isomorphisme pédagogique, ça servait à ne surtout pas reproduire dans nos propres cours les conneries qu’on voyait dans les cours de l’INSPE. Tout comme moi, les collègues ont donc compris que pour extraire de l’information des cours de l’INSPE, il faut tout comprendre à l’envers, la religion étatique procède toujours par inversion idéologique : tout ce qui est dit est faux et est le contraire de la vérité. Par exemple, le jour de la rentrée, des inspecteurs ou le recteur (je ne sais plus) nous ont dit : « malgré la continuité pédagogique, les confinements ont entraîné des retards d’apprentissage chez les élèves ». Ce terme de « continuité pédagogique » m’avait choqué dès mars 2020 : ce qu’ont vécu les élèves relevait d’absolument tout sauf de la « continuité pédagogique », ce mot a été inventé en urgence par des  curetons bureaucrates du ministère pour cacher la misère… Bref, retraduisons la phrase des inspecteurs en langage compréhensible : « malgré la continuité pédagogique, les confinements ont entraîné des retards d’apprentissage » doit se lire : « à cause de la discontinuité pédagogique engendrée par les confinements, les élèves ont pris du retard dans leurs apprentissage. » Ah, tout de suite, on comprend mieux ce qui s’est passé !

Après un bref charabia insignifiant et sans intérêt, on passe évidemment à des activités en groupe, faudrait pas que la formatrice se fatigue trop à nous instruire, ça serait dommage. Pour commencer, il faut faire des espèces de schémas géants sans intérêt qui portent un nom très « startup » qui m’échappe (probablement un truc avec « map » ou « mapping » dedans), où on écrit au centre : « gérer une classe, c’est... », et on doit ramifier avec des mots-clefs. Puis chaque groupe passe devant les autres pour exposer narcissiquement son introspection rapide (flash?), comme si on pouvait élaborer des choses intéressantes en moins de 15 minutes… Mais du coup on passe des heures à écouter les élucubrations superficielles de tous les groupes les uns après les autres, qui ont à peine commencé à réfléchir sur le sujet, et donc on n’apprend strictement rien.
Encore que, on pourrait dire qu’on apprend l’idéologie spontanée des jeunes profs quand ils n’ont pas le temps de réfléchir. Voyons un exemple.
Dans cette salle, il y avait des professeurs de différentes disciplines, dont des « professeurs documentalistes ». J’ai été triste de voir à quel point leur formation leur lavait le cerveau avant même de passer leur concours de recrutement. Je me demande ce qu’on enseigne à ces pauvres gens dans le détail, mais j’en ai eu une démonstration affligeante. Voici des phrases de ce que j’ai entendu dans un groupe majoritairement composé de « profs documentalistes ».
« Tout le monde a entendu parler beaucoup de la pédagogie différentiée ».
« Ça veut dire quoi pédagogie projet ? En fait on les met en activité, pour qu’ils acquièrent des compétences en réalisant quelque chose qui leur parle. »
« On est assez agile ».
« Les projets c’est des partenariats. »
« Qui dit projet, dit coopération, donc collaboration, donc partenariat, donc objectifs, et voilà. »
On dirait des bébés macrons, tellement adorables que j’ai envie de leur fracasser leur crâne pour en sortir le pus qu’on leur a injecté de force.

La formatrice nous fait passer à autre chose. « On fait la pause, et après on fait une toute petite synthèse théorique, mais pas trop longue, et pas trop théorique. » Encore une fois, ça serait dommage qu’on apprenne quelque chose de ces formations… Comme je disais, il y a une véritable haine de tout discours qui contient quelque chose de non vide, une haine de ce tout qui est théorique.
Malgré cela, elle ébauche le fondement théorique du cours : « la gestion de classe, les règles de la classe, reposent sur des valeurs. »
Bien. Pourquoi pas, mais alors qu’appelles-tu « valeur » ? N’oubliez pas cela, nous y reviendrons à la fin.
Évidemment la question est rhétorique. On sait que terme « les valeurs » est très casse-gueule, et surtout qu’il a été complètement invalidé par Hegel dans sa critique de la moralité subjective, et surtout par Marx qui a dissous toutes les valeurs dans sa critique de la valeur (pendant que Nietzsche essayait de toutes les renverser pour les remplacer par d’autres « antivaleurs », ce qui était complètement vain et a complètement échoué, et l’a rendu fou). Si parler de « valeurs » a pu avoir un intérêt dans le développement historique de l’idéologie du capital révolutionnaire en formation au sein de la féodalité, après Hegel et Marx, désormais, tous les philosophes qui tournent indéfiniment en rond autour des « valeurs » perdent leur temps dans un onanisme intellectualiste universitaire. Et encore, les imbéciles heureux de l’INSPE ne méritent pas d’être appelés philosophes.

Viennent ensuite différentes digressions sur la concentration des élèves, sur le fait qu’il faut changer de rythme pour garder leur attention. Elle prend un discours de science cognitives et neurologiques.
« Qu’est-ce qui va activer votre cerveau ? »
« La respiration est un point d’encrage. Quand mes élèves sont trop dissipés, je les fais respirer lentement trois fois, tous ensemble, parfois plus si c’est nécessaire. »
Et là (isomorphisme pédagogique!!!) elle nous fait respirer. Quelques fayots suivent le mouvement, mais la plupart la regardent d’un air gêné.
« Il y a plein d’autres pratiques avec de la méditation de pleine conscience qui sont très intéressantes aussi. » Comme dit Dominique Mazuet, la méditation c’est très bien, mais moi, je préfère la réflexion...

Ensuite, on nous remet en activité par groupes. Rien que l’énoncé des consignes est burlesque. Je cite : « Je vous distribue des cartes avec des situations. Vous rangez ces situations en trois catégories. Pas deux, pas quatre, trois. Vous savez, je suis prof de SVT, et nous en SVT, on aime bien ranger des choses dans des catégories. »
Coucou Kant. Encore toi. Décidément, l’Éducation Nationale t’adore.

Après l’énumération débile des stupidités catégorielles du rangement des « situations » dans des « valeurs » par chaque groupe (et ça a encore pris un temps fou pour brasser du rien), la formatrice conclut le cours. Vous vous rappelez quand j’ai dit que les règles et la gestion de classe reposaient sur des valeurs, et que c’était le fondement théorique du cours ? Bien. Maintenant, voyons si nous avons avancé dans la recherche de ce que signifient ces valeurs. Voici ce que j’ai entendu :
« Dans les 14 compétences des professeurs, y’a un onglet, le rôle du professeur, c’est de faire respecter la loi, c’est dans ses valeurs, en tant que fonctionnaire. Ça, c’est pas discutable. Mais après, y’a des situations où ça dépend. ».
« C’est des choix qui dépendent de mes valeurs personnelles, dans ma gestion de classe. »
« Quand on est dans son cours, on est toujours incertain. » (toujours ce bon vieil irrationalisme, il nous avait manqué)
« Donc, quelles sont les solutions ? Quelles sont vos valeurs ? »
Et voici donc la conclusion du cours :
« On va se questionner sur nos valeurs. »
Et c’est sur cette somptueuse queue de poisson que se termine le cours.Résumons : les règles de classe, la gestion et le climat de la classe, sont fondées sur les valeurs. Mais en fait, ces valeurs, elles n’ont aucune définition, on doit se questionner sur nos valeurs personnelles. Donc, en fait, le contenu de ce cours est absolument vide, on n’y a strictement rien appris. On ne sait toujours pas ce qu’est une valeur, ce qui est tout de même censé être le fondement de tout le reste, rien que ça.

Malheureusement, je n’ai pas réussi à trouver le bon intervalle de temps pour poser la question piège : « pouvez-vous expliquer ce que vous appelez une valeur ? » Je le ferai peut-être la prochaine fois.

Une dernière remarque pour conclure. Les organisations « de gauche », surtout revendiquées d’ « éducation populaire » (comme Réseau Salariat et tous les groupies de Franck Lepage) adorent faire ce qu’ils appellent des « ateliers d’éducation populaire » qui sont très « horizontaux ». J’ai déjà participé une ou deux fois à ce genre de pratique narcissique infantilisante à Réseau Salariat il y a quelques années ; j’ai très vite compris que le contenu était vide et qu’on n’y apprenait strictement rien. Mais ce qui m’amuse le plus, c’est la similitude très étroite entre les pratiques pédagogiques de nos « rebelles radicaux de gauche » et l’Éducation Nationale, une des institutions les plus réacs de l’État aliéné par le capital, tant décriée par ces organisations « de gauche » ! Encore un élément qui prouve que le gauchisme est le meilleur allié du capital, il a exactement la même idéologie libérale.

Anecdote amusante. En sortant de ce cours vide, je discute avec quelques collègues. L’un d’eux était du même avis que moi sur la nullité absolue de ce cours, mais un autre collègue un peu plus « bon vivant » me dit : « moi j’ai bien aimé, c’était sympa de discuter avec les collègues.
- D’accord, mais est-ce que tu as appris quelque chose ? » Lui rétorquai-je. Il fut obligé d’admettre qu’il n’avait strictement rien appris. On est donc payés à déblatérer des platitudes de discussions de comptoir, pas pour se former avec du savoir véritable instruit par des professeurs qui ont travaillé sur un contenu déterminé.

 

Séance de « numérique en classe ». 

À un moment la formatrice discute avec un collègue sur des choses aussi insignifiantes que l’usage du symbole $ dans le tableur pour fixer une cellule. Le collègue insiste pour tenir narcissiquement son point que le $ n’est pas fondamental pour enseigner, qu’il y a d’autres méthodes. La formatrice répond avec un aplomb ultra certain : « Dans le cadre de l’enseignement des maths, le $ est un incontournable. », sous entendu, oui tu as raison, mais pas dans le cadre de l’enseignement des maths. Ce cadre étant évidemment dicté par les bulletins officiels qui sont, par essence, vrais « en pédagogie » (qu’ils soient faux dans le monde réel n’a aucune importance). C’est assez amusant de voir la séparation entre les mathématiques vraies et l’enseignement des mathématiques, et même, leur contradiction.

 

Tutorat.

Histoire de poser l’ambiance : son cours était bordélique, mal préparé, déstructuré, on n’y a rien appris (quelle surprise), et ça s’est terminé en queue de poisson. Mais c’est ce formateur qui doit nous enseigner l’art d’enseigner. Voyons comment il fait.

Après avoir parlé 2 minutes, le formateur s’interrompt et dit : « j’aime pas trop le mode frontal, on va faire un petit U ». Puis on perd 5 minutes à disposer les tables en U. Les tables en « îlots » ou en « U », j’ai toujours appelé ça « meilleure moyen d’attraper un torticolis quand on essaye de prendre des notes ».
On fait un tour de table pour se présenter. Dans la salle, on est trois docteurs côte à côte, dont deux qui sont dans le même lycée, et qui ont fait leur thèse sur le même domaine. Le formateur dit à moitié en rigolant : « ah vous devez saouler les collègues en parlant toujours de ça ! » Et pour ironiser, je dis : « en fait, ceux qui détestent le plus les maths, c’est les profs de maths... » (c’est un trait ironique à plusieurs niveaux : je pense vraiment que la plupart des profs de maths finissent par détester les maths).
Et il nous fait un discours sur les profs de maths qui finissent par oublier les maths autres que celles qu’ils pratiquent avec leurs élèves.
« Les profs oublient les maths difficiles, vous aussi vous oublierez, c’est la loi de la nature. Moi, j’ai déjà tout oublié. » Il le disait presque avec fierté. C’est la manifestation pathologique de la séparation infinie entre les véritables mathématiques et l’enseignement des mathématiques : les professeurs de maths, à force d’appliquer la doctrine abrutissante de l’État, finissent par devenir nuls en maths !!! C’est le comble !!!!

Dichotomie entre didactique et pédagogie : c’est assez flou et mal expliqué. J’y vois surtout encore une catégorisation kantienne bureaucratique pour se donner l’impression qu’on réfléchit alors qu’on brasse de l’air.

Vient la phrase qui résume tout l’INSPE : « Ce que je vais vous dire n’aura quasiment rien de théorique, on va parler de manière très très concrète ». (pour les connaisseurs de Hegel : c’est-à-dire de manière très très abstraite…)
De là, il n’y a que deux possibilités.
1° Ou bien ils nous prennent pour des abrutis incapables d’accéder la théorie et nous demandent d’accepter leur dogme de manière religieuse sans le comprendre (je pense que c’est à partir de ce genre d’ « isomorphisme pédagogique » qu’on fait le plus de ravage dans les classes… quand on est pris pour des débiles, et que par « isomorphisme » on prend ses élèves pour des débiles, on devient soi-même débile, par exemple en devenant un prof de maths qui a oublié toutes les maths).
2° Ou bien ils ont une véritable haine viscérale de tout ce qui est théorique, profond, et vrai. Je pense que les deux sont vrais.  Démonstration du 2° :
« L’idée, dans ce métier, c’est d’accumuler des expériences, des réussites et des échecs ». On est donc totalement dans la fameuse « recherche de sens » à partir d’ « expériences » (de méditation en pleine conscience par exemple?), au détriment de la recherche de la vérité par la réflexion. Cf. la superbe conférence de Bernard Bourgeois sur la Phénoménologie de l’esprit à la librairie Tropiques.
Encore une belle phrase du formateur lorsqu’il annonce son cours :
« On n’est pas là pour faire un cours, on est là pour apprendre dans la discussion, dans le mode de la discussion ».  

« Il y a UNE compétence ENTIÈRE sur les parents d’élèves ». (Ah ça, ils adorent tous les compétences là bas).

Première chose que regarde un inspecteur quand il visite une classe : est-ce que vous avez réussi à les mettre en activité ? « Un élève qui ne fait que gratter du papier n’apprend pas. Un élève qui est en action, apprend. » Écouter un cours et le noter sur un cahier, ça ne serait pas une activité ? Toujours cette haine viscérale du cours magistral. Même si je ne suis pas partisan du tout magistral, son rejet intégral découle de la haine du théorique.  Même si le cours magistral n’est pas mon mode de travail préféré, même si j’entends bien que ce n’est pas le mode d’instruction le plus approprié avec des enfants et des adolescents, j’ai connu de grands professeurs qui font des cours magistraux absolument parfaits, et je serai satisfait si je leur arrive à la cheville un jour (exemple : Bernard Bourgeois). Dans un cours magistral, même si ça peut être un peu pénible à écouter à long terme, le professeur est obligé de préparer un contenu dense, théorique, qui propose une affirmation déterminée et donc analysable et critiquable, et se jette à corps perdu devant son public pour effectuer sa démonstration. Un contenu riche est déployé et rendu accessible à qui est capable de se concentrer suffisamment pour comprendre ce qui se passe. Et ça, c’est difficile à faire, et plus encore à bien faire. Tu m’étonnes qu’ils n’aiment pas ça à l’INSPE… Ils en sont complètement incapables, ces branleurs.

J’ai bien vu que je n’étais pas le seul à peu considérer ce que nous racontait le formateur. À un moment, le formateur nous demande ce qu’on vient observer lorsqu’on visite notre tuteur faire cours. Un collègue répond, de manière aussi triomphale qu’ironique et sarcastique : « repérer ses gestes professionnels ! » Tout le monde éclate de rire.

On discute, et le formateur, parlant de sa gestion de la classe, lâche un magnifique : « quand je n’ai rien à faire, c’est très bien. », ce qui confirme mes soupçons sur la raison de leur haine du cours magistral.

Puis on discute des visites de l’inspection. En rigolant à moitié, il nous dit que faire un devoir sur table le jour de l’inspection ce n’est pas malin, ça peut même être perçu comme une provocation. Pour me moquer, je dis « au moins les élèves sont en activité... » Tout le monde éclate de rire.

Un autre collègue ultra fayot (mais sincèrement, pas comme l’autre qui a fayoté de manière ironique avec les « gestes professionnels »), pour répondre à des questions, nous sort du jargonnage incompréhensible. Impressionné, un collègue à côté de moi dit « ah ben il a tout dit ». Mais je lui répond immédiatement : « oui, mais en même temps, il n’a rien dit du tout. » Et il fut obligé d’acquiescer…
Ce collègue fayot met un point d’honneur à distinguer la pédagogie et la didactique, les évaluations formatives et les évaluations sommatives… Bref l’objectif de l’INSPE c’est de fabriquer industriellement des kantiens qui utilisent les catégories de l’État de manière dogmatique. Et lui il y est déjà.

Après cela, on critique certaines formulations un peu stupides voire complètement erronées qu’on trouve parfois dans les manuels. Mais, en 1ère STMG, il y a une « approche intuitive de la limite », où l’on enseigne qu’une suite tend vers l’infini lorsque ses termes « semblent devenir arbitrairement grands » — avec des objets mathématiques qui « semblent » faire des choses, on est bien avancé. Le collègue s’insurge contre l’absence totale de rigueur mathématique, et le formateur de répondre : « c’est totalement acceptable, parce que c’est le programme. On n’exige aucune rigueur à ce niveau là. On doit être rigoureux, dans la limite du programme. Être rigoureux ici ça serait perdre du temps sur des choses qui ne servent à rien pour les élèves. » Autrement dit, critiquer la stupidité des programmes et enseigner aux élèves de vraies mathématiques qui ne les prennent pas pour des cons, ça ne sert à rien.

Autre poncif entendu. Un collègue raconte ce qu’il a fait, et le formateur, pour commenter : « y’a du bien et du pas bien, comme dans toute chose d’ailleurs. » On est bien avancé avec ça.

Pour conclure : « on s’est dit beaucoup de choses aujourd’hui : on a parlé de compétences. »

Et le cours finit en une somptueuse queue de poisson, le prof, supposé enseigner la pédagogie, supposé montrer l’exemple dans sa gestion du rythme d’une séance avec des étudiants, s’est vautré de manière spectaculaire. On commence une discussion sur comment préparer une séance. Très rapidement, on voit qu’il faut l’inscrire dans une séquence, donc on n’a pas du tout parlé de la séance en tant que telle, mais surtout de la séquence. Pour préparer notre séquence, en premier lieu on doit regarder le programme, en lien avec là où on en est dans notre progression (la « progression » c’est la liste des chapitres qu’on va traiter dans nos classe, et dans l’ordre). Regarder quels éléments du programme on traite. En second lieu, il nous dit qu’on doit préparer le contrôle de la séquence, pour bien identifier ce qu’on doit évaluer et donc ce qu’on doit traiter en cours. Je trouve la pratique de ce second point assez sclérosante et je ne l’appliquerai probablement pas, mais passons.

Le formateur s’interrompt pour nous donner le travail à faire pour la prochaine fois, puis au moment de passer au troisième point, il a un trou de mémoire et ne sait plus ce qu’il voulait nous dire. Donc, pour préparer une séance, tout ce qu’on a appris, c’est qu’il fallait d’abord faire une séquence, et pour celle-ci, regarder les programmes et préparer un contrôle avant de préparer le contenu du cours, point que je trouve très contestable. Sachant que regarder le programme qu’on doit traiter avec les élèves est une trivialité que n’importe quel prof sait déjà, voilà qui résume la profondeur du contenu du cours d’aujourd’hui.

Finalement, le soir même on reçoit un mail avec ce fameux troisième point :

Bonjour,

Tout d'abord, en fin de séance j'ai été déconcentré sur le 3e point concernant la préparation d'une séance.
En fait, j'en avais parlé avant , mais je devais revenir dessus :

3) Réfléchir à la construction d'une séance pour que les élèves soient en activité !


Donc, il n’avait rien de plus à nous dire.
Pour rappel : surtout pas de théorie, ni de discours qui contient quelque chose de non vide.

lundi 9 août 2021

Passage du devoir-être moral à l’action dans Engels : Ludwig Feuerbach et l’aboutissement de la philosophie classique allemande

Cet article a été publié sur le Petit Bourgeois Libéré.

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1- Prologue

Ce petit opus d’une cinquantaine de pages est une synthèse pédagogique rédigée par Engels qui résume le système de pensée de Marx en présentant sa généalogie historique à partir de l’idéalisme allemand pré-marxiste. Engels expose comment avec Marx ils ont compris, grâce à Feuerbach, que Hegel était la dernière figure importante de la philosophie classique en tant qu’interprétation intellectuelle du monde, que désormais tout retour à des fondements philosophiques au sens classique étaient vains. Le véritable objectif de toute connaissance est de transformer le monde. Cela est vrai y compris des théories énoncées par les savants qui n’ont pas conscience qu’ils œuvrent à la transformation du monde. Depuis que Hegel a partiellement pris conscience de ce fait, tout système de pensée qui n’en tient pas compte est désormais d’arrière-garde.  

2- Critique du moralisme

Le système de Hegel est le véritable aboutissement de la philosophie allemande, car il donne tout le matériau nécessaire pour établir le véritable système matérialiste total. C’est un matérialisme formellement renversé en idéalisme en raison des forces historiques de son époque. Feuerbach a donné un grand coup de pied dans la fourmilière des philosophes universitaires en imposant le matérialisme comme principe ontologique, mais n’est pas allé jusqu’au bout, car il garde une approche morale et non scientifique de compréhension du monde. Hegel, au contraire, même dans son idéalisme poussé jusqu’au bout, considère la moralité comme un phénomène anthropologique à analyser scientifiquement au lieu d’utiliser la morale pour justifier les phénomènes historiques. En ce sens, Hegel est un matérialiste dans le contenu. Mais l’objectif conscient de Hegel n’est pas de transformer le monde, d’où la nécessité d’enrober son matérialisme d’une enveloppe mystique idéaliste en parachutant l’Idée absolue, afin de donner l’apparence d’un système clos sur lui-même qui justifie l’état actuel prétendument achevé du monde (chapitre 3) :

    Le même Feuerbach, qui prêche à chaque page la sensualité, qui invite à se plonger dans le concret, dans la réalité, devient complètement abstrait dès qu’il en vient à parler d’autres relations que des relations purement sexuelles entre les hommes.
    Ces relations ne lui offrent qu’un seul aspect : la morale. Et ici, nous sommes à nouveau frappés de la pauvreté étonnante de Feuerbach par rapport à Hegel. L’éthique de Hegel, ou doctrine de la moralité, est la philosophie du droit et elle comprend : 1. le droit abstrait ; 2. la moralité subjective ; 3. la moralité objective, qui comprend, à son tour, la famille, la société civile, l’État. Autant la forme est idéaliste, autant le contenu est ici réaliste. Tout le domaine du droit, de l’économie, de la politique y est englobé, à côté de la morale. Chez Feuerbach, c’est exactement le contraire. Au point de vue de la forme, il est réaliste, il prend pour point de départ l’homme : mais il n’est absolument pas question du monde dans lequel vit cet homme, aussi celui-ci reste-t-il toujours le même être abstrait qui pérorait dans la philosophie de la religion.

Chez Marx, il s’agit au contraire de saisir le mouvement réel de l’histoire de manière scientifique pour agir dessus de la manière la plus libre possible. Il s’agit de comprendre le phénomène pour en faire consciemment quelque chose que l’on veut, plutôt que de subir passivement la chose du phénomène incompris – c’est d’ailleurs de l’incompréhension du phénomène que viennent les religions, comme substitut intellectuel de ce qui n’est pas compris. Au lieu de saisir scientifiquement le monde en y incluant la moralité, les religions et la philosophie classique interprètent le monde à partir d’une axiomatique moralisatrice, c’est-à-dire qui fonde la compréhension du monde non pas à partir de ce qui est, mais de ce qui devrait être. Engels nous présente un exemple particulièrement présent dans l’idéologie aujourd’hui encore, où les mots « matérialisme » et « idéalisme » ne sont interprétés que comme doctrines morales et non comme visions scientifiques antagonistes du monde (chapitre 2) : 

    Le fait est que Starcke fait ici, quoique peut-être inconsciemment, une concession impardonnable au préjugé philistin contre le mot matérialisme, préjugé qui a son origine dans la vieille calomnie des curés. Par matérialisme, le philistin entend la goinfrerie, l’ivrognerie, la convoitise, les joies de la chair et le train de vie fastueux, la cupidité, l’avarice, la rapacité, la chasse aux profits et la spéculation à la Bourse, bref, tous les vices sordides dont il est lui-même l’esclave en secret ; et par idéalisme, il entend la foi en la vertu, en l’humanité et, en général, en un « monde meilleur », dont il fait parade devant les autres, mais auxquels il ne croit lui-même que tant qu’il s’agit de traverser la période de malaise ou de crise qui suit nécessairement ses excès « matérialistes » coutumiers et qu’il va répétant en outre son refrain préféré ! « Qu’est-ce que l’homme ? Moitié bête, moitié ange ! »

3- Les préjugés moraux bien habillés chez les philosophes

Nietzsche a donc raison lorsqu’il critique les philosophes qui justifient leurs préjugés moraux en les enrobant d’une armure d’apparence logique (l’exemple le plus caricatural étant Spinoza). Mais Nietzsche rejette aussi toute forme de réalisme scientifique, et chute dans l’immoralisme, qui n’est qu’une autre forme purement négative de morale1. Marx au contraire, a su s’élever à la compréhension rationnelle historique du  monde. La compréhension matérialiste du monde ne consiste en rien d’autre que d’affirmer que la matière est première par rapport aux idées ; ce n’est pas une doctrine morale, c’est la description scientifique du monde. D’ailleurs, la critique du moralisme chez les philosophes est également contenue chez Engels (chapitre 4) :

    Ici également, la philosophie de l’histoire, du droit, de la religion, etc., consistait à substituer à la connexion réelle qu’il fallait prouver entre les événements, celle qu’inventait le cerveau du philosophe, à concevoir l’histoire, dans son ensemble comme dans ses différentes parties, comme la réalisation progressive d’idées, et naturellement toujours des seules idées favorites du philosophe lui-même. De la sorte, l’histoire travaillait inconsciemment, mais nécessairement en direction d’un certain but idéal fixé  a priori qui était, par exemple chez Hegel, la réalisation de son Idée absolue, et la marche irrévocable vers cette Idée absolue constituait l’enchaînement interne des événements historiques.  À l’enchaînement réel, encore inconnu, on substituait ainsi une nouvelle Providence mystérieuse — inconsciente ou prenant peu à peu conscience d’elle-même. Il s’agissait par conséquent ici, tout comme dans le domaine de la nature, d’éliminer ces enchaînements construits, artificiels, en dégageant les enchaînements réels ; tâche qui revient, en fin de compte, à découvrir les lois générales du mouvement qui, dans l’histoire de la société humaine, s’imposent comme lois dominantes.

Il y a une difficulté du matérialisme historique par rapport aux autres sciences. En science de la matière, il y a des sujets qui analysent des objets. En science historique, des sujets analysent des sujets qui ont produit les sujets analysant. Il est donc très facile de confondre le sujet et l’objet. Cette confusion se fait essentiellement de deux manières. D’une part, ce qu’on appelle les positivistes, suppriment le sujet dans l’objet et il ne reste plus que des objets ; la volonté des sujets disparaît, ainsi donc que toute considération politique. D’autre part, les subjectivistes suppriment l’objet dans le sujet et il ne reste que des subjectivités qui vivent des expériences ; tout discours rationnel partageable par tous devient donc impossible. Ce qu’il manque aux deux approches, c’est la réflexion : le sujet réfléchit sur l’objet. Cette réflexion peut porter sur des objets qui ne sont pas des sujets (c’est la science naturelle), ou sur des objets qui sont aussi des sujets (c’est la science historique). Cette approche est inaugurée par le dualisme de Descartes, prolongé par Hegel et Marx. Engels explique cette méthode réflexive au chapitre 4 :

    Or l’histoire du développement de la société se révèle, sur un point, essentiellement différente de celle de la nature. Dans la nature, — dans la mesure où nous laissons de côté la réaction exercée sur elle par les hommes, — ce sont uniquement des facteurs inconscients et aveugles qui agissent les uns sur les autres et c’est dans leur jeu changeant que se manifeste la loi générale. De tout ce qui se produit, — des innombrables hasards apparents, visibles à la surface, comme des résultats finaux qui confirment la norme à l’intérieur de ces hasards, — rien ne se produit en tant que but conscient, voulu. Par contre, dans l’histoire de la société, ceux qui agissent sont exclusivement des hommes doués de conscience, agissant avec réflexion ou avec passion et poursuivant des buts déterminés ; rien ne se produit sans dessein conscient, sans fin voulue. Mais cette différence, quelle que soit son importance pour l’investigation historique, surtout d’époques et d’événements pris isolément, ne peut rien changer au fait que le cours de l’histoire est sous l’empire de lois générales internes. Car, ici aussi, malgré les buts consciemment poursuivis par tous les individus, c’est le hasard qui, d’une façon générale, règne en apparence à la surface. Ce n’est que rarement que se réalise le dessein voulu ; dans la majorité des cas, les nombreux buts poursuivis s’entrecroisent et se contredisent, ou bien ils sont eux-mêmes a priori irréalisables, ou bien encore les moyens pour les réaliser sont insuffisants. C’est ainsi que les conflits des innombrables volontés et actions individuelles créent dans le domaine historique une situation tout à fait analogue à celle qui règne dans la nature inconsciente. Les buts des actions sont voulus, mais les résultats qui suivent réellement ces actions ne le sont pas, ou s’ils semblent, au début, correspondre cependant au but poursuivi, ils ont finalement des conséquences tout autres que celles qui ont été voulues. Ainsi les événements historiques apparaissent en gros également dominés par le hasard. Mais partout où le hasard semble jouer à la surface, il est toujours sous l’empire de lois internes cachées, et il ne s’agit que de les découvrir.

Jusqu’à Feuerbach (inclus), au lieu d’analyser la réalité telle qu’elle est, la philosophie consiste au contraire à trouver un fondement purement théorique à la bonne moralité, en espérant que les résultats de la volonté soient conformes aux bonnes intentions morales supposément présentes dans quelques têtes. Le philosophe emblématique de cette méthode est Kant. La morale est formulée de manière axiomatique comme impératif catégorique émanant d’un sujet transcendantal. Plus précisément, les discussions philosophiques ne sont pas des discussions scientifiques, mais des querelles morales qui prennent la forme de polémique stériles du type « est-ce que A doit être un B ? » Le grand mérite matérialiste de Hegel est de se désintéresser du devoir-être moral, et de se restreindre à ce qui est. C’est la moralité objective, à savoir la moralité telle que réalisée effectivement par l’humanité à un moment donné de l’histoire, et cette moralité est constatable par tous, partout, toujours, de manière objective : c’est le droit. Même si ce droit est aliéné par le capital, on a au moins une chose tangible sur laquelle baser nos analyses et progresser dans la compréhension historique du monde. De là, on peut analyser quels sont les intérêts objectifs des groupes sociaux ou des individus, et comment ces intérêts se réfléchissent dans les têtes, entrent en contradiction, pour dresser un portrait conforme à la réalité du présent historique. Seulement, Hegel ne va pas jusqu’à analyser la réalité présente comme encore en processus, il la considère comme achevée en tant qu’Idée Absolue réalisée, en tant qu’État prussien comme état réalisé définitif de la fin de l’histoire. Il est donc obligé de donner à son analyse une forme téléologique, c’est-à-dire comme si chaque chose analysée  n’avait pour but que la réalisation de la Liberté (libérale). Chez Hegel, bien que le contenu soit matérialiste et qu’il analyse ce qui est, la forme est « à l’envers », « renversée », parce que Hegel reste un philosophe classique dont l’objectif est de justifier son préjugé moral : l’état actuel du monde est définitif, et bon. Qu’il s’agisse de son système esthétique, de sa Logique, de sa phénoménologie de l’esprit, de sa philosophie de l’histoire, de la connaissance, tout est traversé par la téléologie de la moralité objective de la liberté. Dans la phénoménologie de l’esprit : l’esprit ne s’accomplit qu’en devenant libre, parce qu’il est libre d’emblée, et passe son existence à se réaliser comme libre. Dans la Logique : l’être, c’est l’être libre, et la doctrine de la logique, c’est la pensée de la pensée, la pensée qui se pense elle-même de manière autonome, c’est-à-dire la pensée absolument libre. Dans l’esthétique : la beauté, c’est la représentation de la liberté qui s’accomplit progressivement dans l’histoire. Dans les Principes de la philosophie du droit : l’État, c’est la volonté générale réalisée, c’est-à-dire la liberté réalisée. À grands traits, malgré le noyau dialectique rationnel et la richesse analytique infinie du système de Hegel, que Marx va reprendre, la forme générale que Hegel lui a donné n’est que l’apologie du libéralisme. 

4- Analyser rationnellement ce qui est afin d’inscrire sa pratique dans la transformation réelle du monde réel

Au contraire, Marx ne cherche pas à justifier ses préjugés moraux, fussent-ils communistes. Il ne fait qu’analyser le mouvement réel de la matière telle qu’elle est et pour ce qu’elle est, sans jamais essayer de la faire entrer dans un carcan sous forme idéologique préétablie. On trouve souvent cette erreur chez les marxistes débutants lorsqu’ils « interprètent » le réel avec une « méthode dialectique » qui contient des formes préétablies. La dialectique devient alors une religion et on va jusqu’à accuser moralement des adversaires sous prétexte que leur méthode d’analyse serait « anti matérialiste » et « anti dialectique », sans même s’être donné la peine d’analyser le discours pour ce qu’il est de manière intrinsèque. Par exemple, beaucoup de lecteurs débutants du Capital s’imaginent que l’objectif de Marx est d’établir une science économiste avec une théorie marxiste de la valeur. Mais comme l’a écrit un camarade2, « la théorie marxiste de la valeur n’existe pas ». Marx ne fait qu’analyser les formes de pensées « bien connues » des idéologues bourgeois, les prend telle qu’elles sont, et dévoile leur origine matérielle qui engendre toutes leurs contradictions. 

Engels concède toutefois à la philosophie un ultime domaine duquel elle n’est pas chassée de la méthode matérialiste (chapitre 4) :

Partout il ne s’agit plus d’imaginer dans sa tête des enchaînements, mais de les découvrir dans les faits. Il ne reste plus dès lors à la philosophie, chassée de la nature et de l’histoire, que le domaine de la pensée pure, dans la mesure où celui-ci subsiste encore, à savoir la doctrine des lois du processus même de la pensée, c’est-à-dire la logique et la dialectique.

On sait qu’un projet de Marx était, une fois qu’il en avait fini avec l’économie politique, de revenir à la philosophie et de rédiger un opus sur la logique, pour reprendre le travail de Hegel et le débarrasser du mysticisme3.

En résumé : la philosophie classique interprète le monde en cherchant des fondements axiomatiques définitifs de la moralité (que puis-je connaître, que dois-je faire, que m’est-il permis d’espérer). À l’opposé, le matérialisme historique analyse la moralité comme phénomène historique en processus et analyse ses transformations au cours de l’histoire ainsi que son mouvement réel contemporain pour examiner les tendances possibles, et de là, en déduit ce qu’il est effectivement possible de faire. La méthode se résume donc à ces interrogations :
1- Quelles sont les moralités objectives existantes aujourd’hui ?
2- Comment se fait-il que ce soit celles-ci, quelle en est la généalogie historique ?
3- De là, qu’est-il possible de faire ?
4- Quelles sont les conséquences réelles tendancielles de ces possibilités d’action ?
5- Pour ce faire, que devons-nous connaître4?

Il faut bien distinguer entre ce qui est « simplement possible » et ce qui est « réellement possible ». Le « simplement possible » est indéfini, il suffit d’énoncer une chose qui ne se contredit pas elle-même (par exemple l’utopie du salaire à vie de Friot ou tout autre système utopique). C’est possible, mais ce n’est pas réellement possible. Le réellement possible au contraire, est déterminé historiquement par les circonstances analysées, et n’attend que la volonté des individus déterminés (doublement) pour passer du possible au réel. Le passage du possible au réel, œuvre de la volonté, est l’agir avec efficience. D’où le titre Que faire de Lénine. Il ne s’agit pas du « que dois-je faire » de Kant, indéfini, et dépendant de la contingence de l’intention du petit bourgeois torturé par l’angoisse existentielle. Dans le Que faire de Lénine, une fois qu’on a analysé son propre rapport de classe, les forces en présence, et les circonstances historiques, il n’y a qu’une possibilité d’action, qu’il énonce avec une certitude absolue, après un détour théorique indispensable. Il ne s’agit pas de tourner indéfiniment en rond avec des interrogations philosophiques, il s’agit de donner une réponse concrète pour l’action. C’est pour cela que tous les philosophes sont embarrassés par les réponses marxistes-léninistes « dogmatiques » : elles réalisent la philo-sophia (la recherche de la sagesse), et donc… la suppriment.  Le système de Marx n’est plus une doctrine métaphysique pour interpréter le monde, mais un outil théorique de transformation effective de la réalité, c’est-à-dire une science. Pour parler français : le marxisme, c’est pas de la branlette intellectuelle.

 

5- Conclusion

Aujourd’hui, on sait que la lutte des classes qui oppose le prolétariat à la bourgeoisie est la contradiction principale qui détermine toutes les autres, et que le capitalisme est une contradiction en processus en train de s’auto-abolir et de se remplacer par le communisme dirigé initialement par la dictature du prolétariat5. De ce fait, seul le prolétariat a objectivement intérêt à s’élever à la compréhension historique du monde réel, car la marche réelle du monde correspond à ses intérêts objectifs. Marx n’est pas devenu communiste seulement par sentiment moral subjectif. Chez Marx, le communisme n’est rien d’autre que l’acceptation du mouvement réel du monde, il n’est rien d’autre que l’accompagnement de la réalisation objective et réelle de l’histoire. Le communisme est la doctrine naturelle du prolétariat, mais chez les autres classes sociales du présent historique, il n’est accessible qu’aux rares individus capables de s’élever à la compréhension historique rationnelle du devenir auto-destructif du capitalisme. En effet, à court et moyen terme, la petite bourgeoisie et la grosse bourgeoisie ont au contraire intérêt à se raconter des histoires fantasmagoriques pour ne pas avoir à affronter la réalité de leur disparition inéluctable et se conserver le plus longtemps possible. D’où l’intérêt de faire de la théorie pour le prolétariat : le matérialisme historique et dialectique est la compréhension historique du processus réel de l’avènement du prolétariat comme classe dirigeante. La libération de l’humanité par elle-même passe par la compréhension historique d’elle-même et amène le prolétariat comme protagoniste conscient de l’histoire contemporaine pour abolir le capitalisme et réaliser le communisme. 

 

Les Bipèdes Ailés, le 9 août 2021.

 

Notes


1 Voir Par delà le bien et le mal.

2 https://petit-bourgeois-libere.blogspot.com/2021/05/lidee-de-valeur-chez-marx-et-chez-friot.html

3 Dans une lettre à Engels du 14 janvier 1858, alors qu’il travaillait sur le Capital, Marx écrivit : « Dans la méthode d’élaboration du sujet, quelque chose m’a rendu grand service. J’avais refeuilleté, et pas par hasard, la « Logique » de Hegel. (…) Si jamais j’ai un jour du temps, j’aurais grande envie de rendre en un ou deux grands placards d’imprimerie accessible aux hommes de sens commun le fond rationnel de la méthode que Hegel a découverte, et en même temps mystifié. »

4 Dès lors, on comprend l’origine de la maxime de Lénine, qui est une réponse à que faire (certes provisoire mais valable jusqu’à la mort) : apprendre, apprendre, apprendre.

5 Lire le Manifeste ainsi que l’article que j’ai écrit dessus à propos de la lutte des classes : https://petit-bourgeois-libere.blogspot.com/2020/12/la-lutte-des-classes-dans-le-manifeste.html

mardi 27 avril 2021

Que lire ? Programme pour une initiation au marxisme

 

Lire, lire, lire. Pour se reposer, changer de livre.
Lénine

(Cet article est une révision d'un article plus ancien : http://bipedes-ailes.blogspot.com/2020/08/programme-pour-une-initiation-au.html . Il a également été publié sur le nouveau site Le Petit Bourgeois Libéré.)

 
 
Introduction : de l'intérêt de lire des livres.
 
La meilleure façon de comprendre Marx, c’est de lire Marx. Reformuler les concepts de base du marxisme dans des textes pour les expliquer ne peut rien apporter de plus aux textes initiaux, tout ce que l’on risque de faire est de peindre en gris sur du gris et d’ajouter de la confusion. Celui qui a le mieux compris Marx, c’est Marx lui-même.
 
D’un autre côté, la lecture du Capital est une tâche longue et difficile et il est risqué de commencer directement par ce gros livre sans s’être initié à quelques concepts de base. On pourrait croire que cette double exigence contradictoire est insoluble – comme par exemple avec l’œuvre de Hegel qui est difficile d’accès, nous y reviendrons – mais Marx et Engels ont eu la bonne idée de laisser derrière eux des textes d’initiation à leur propre pensée.  Ainsi, il nous est apparu que la meilleure façon de transmettre le corpus de Marx consistait à livrer une bibliographie éclairée et ordonnée du corpus de Marx, afin d’amener progressivement les étudiants curieux et studieux jusqu’à la lecture du Capital. En outre, de plus en plus de jeunes militants qui ne savaient pas par où commencer nous avaient demandé explicitement une telle bibliographie.
 
Les meilleurs cours de marxisme (en y incluant les cours de philosophie, d’histoire, de critique de l’économie, bref toutes les sciences historiques), ce ne sont donc pas les cours qui expliquent les concepts de base du marxisme après lesquels on croit avoir tout compris et où l’on n’a plus l’ombre d’un doute. Ce sont des cours qui donnent des clefs de lecture pour comprendre les textes de Marx où ces concepts de base ont été formulés par leurs auteurs originaux, et qui incitent les étudiants à les lire. À la fin d’un tel cours, l’étudiant doit n’avoir qu’une envie : lire le livre dont il était question dans le cours pour approfondir les notions afin de se les approprier pleinement – outre cela, l’étudiant doit avoir la lecture facilitée par les clefs de lecture données dans le cours. Si tel est le cas, le cours d’initiation au marxisme est réussi. Dans le cas contraire, vous avez probablement eu affaire à un prof sophiste qui essaye de vous séduire en vous faisant croire que vous êtes plus intelligent que vous ne l’êtes réellement.
 
Certains partis politiques, comme le PCF jusqu’aux années 60 ou comme le PTB aujourd’hui en Belgique, fournissent à leurs militants des formations sur les concepts de base du marxisme, ce qui fait que les militants connaissent à peu près tous l’existence de concepts comme : matérialisme, idéalisme, dialectique, lutte des classe, exploitation capitaliste, et sont capables de former quelques raisonnements rationnels plus ou moins exacts et vrais. C’est infiniment mieux que rien (comme dans l’actuel PCF) et nous pouvons dire que ces formations ont eu une utilité décisive dans le développement de l’acuité intellectuelle des militants, ce qui a permis de catalyser le progrès social dans ces deux pays – en France après la Libération, où le PCF était capable d’envoyer des militants ouvriers sans aucun diplôme universitaire dans des ministères, en Belgique aujourd’hui où le PTB parvient à arracher des augmentations de salaire en organisant des luttes syndicales, contre la bourgeoisie coalisée de la sociale-démocratie jusqu’à l’extrême droite.

Cependant, maîtriser les concepts du marxisme « à un niveau basique », ne suffit pas pour pouvoir se déclarer « marxiste », si l’on appelle « marxiste » toute personne maîtrisant le corpus de Marx et étant capable d’utiliser les outils qu’il nous a légués pour analyser des situations concrètes. Car, pour maîtriser ce corpus, il faut l’avoir lu, l’avoir compris, et en maîtriser toutes les déterminations et les démonstrations, autrement il ne s’agit pas d’une véritable maîtrise du corpus, mais d’un simple apprentissage dogmatique et une adhésion a priori sans intériorisation réelle du patrimoine intellectuel de Marx. Cela fait qu’aujourd’hui des termes comme « marxisme orthodoxe » sont ambigus : parle-t-on de militants dogmatiques et bornés, ou de militants qui ont lu et compris une œuvre, se la sont appropriée intégralement, et y adhèrent subjectivement parce qu’ils la trouvent vraie après un examen total et approfondi ? La deuxième condition est beaucoup plus difficile que la première, mais peut se révéler très payante. Lénine, dans Que faire, avertissait d’emblée les militants bolcheviques de l’importance d’étudier :
Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. On ne saurait trop insister sur cette idée à une époque où l’engouement pour les formes les plus étroites de l’action pratique va de pair avec la propagande à la mode de l’opportunisme. Pour la social-démocratie russe en particulier, la théorie acquiert une importance encore plus grande pour trois raisons trop souvent oubliées, savoir : tout d’abord, notre parti ne fait encore que se constituer, qu’élaborer sa physionomie et il est loin d’en avoir fini avec les autres tendances de la pensée révolutionnaire, qui menacent de détourner le mouvement du droit chemin. Ces tout derniers temps justement, nous assistons, au contraire […], à une recrudescence des tendances révolutionnaires non social-démocrates. Dans ces conditions, une erreur « sans importance » à première vue, peut entraîner les plus déplorables conséquences, et il faut être myope pour considérer comme inopportunes ou superflues les discussions de fraction et la délimitation rigoureuse des nuances. De la consolidation de telle ou telle « nuance » peut dépendre l’avenir de la social-démocratie russe pour de longues, très longues années.

[Nous reportons l’extrait plus complet à la fin de ce texte]

Maîtriser le corpus de Marx permet au militant d’acquérir une acuité politique et critique sans équivalent. Le travail long de lecture, de réflexion, et de discussion théorique, n’est pas une perte de temps. Il permet de repérer très rapidement les potentielles graves erreurs que peut commettre son parti, de repérer les attaques contre le prolétariat que la bourgeoisie déguise en revendications  dans l’intérêt du prolétariat par des artifices idéologiques (comme l’écologie), il permet de penser par soi-même au lieu de naviguer dans l’idéologie libérale sans jamais en sortir, à notre insu. Citons l’exemple de la revendication souvent reprise par les partis « de gauche », y compris revendiqués marxistes : « il faut taxer les riches ». Sans donner les arguments, j’affirme que le militant qui maîtrise le corpus de Marx est capable de comprendre facilement pourquoi cette revendication ne pose aucun problème à l’ordre capitaliste, et pourquoi au contraire la revendication de hausse du taux de cotisation salariale, ou de baisse du temps de travail à salaire égal, est véritablement révolutionnaire. C’est ce genre de capacité critique indispensable qui manque à de nombreux militants qui n’ont suivi que des formations ne menant qu’à un niveau de « basic-marxisme ». Rien ne peut remplacer la lecture. Dans les livres, on atteint une finesse et une exactitude de l’exposition des concepts qui n’existe pas dans la transmission orale.

Pour compléter ce manifeste pour la lecture, nous donnons une liste indicative et ordonnée de livres à lire. Cette liste n’est qu’une suggestion. La meilleure façon pour commencer à se mettre à lire régulièrement est de réussir à y prendre du plaisir. Cela peut demander quelques efforts au début, comme lorsque l’on apprend n’importe quelle discipline. Il est possible de se sentir découragé lorsque l’on lit un passage et que l’on ne le comprend pas. Il ne faut pas abandonner ; lorsque l’on ne comprend pas un passage d’un livre, cela ne signifie pas que l’on est plus stupide qu’un autre – si cela signifie quoi que ce soit –, cela signifie qu’il nous manque des éléments de compréhension qui se trouvent probablement dans un autre livre, ou peut-être qu’il faut relire quelques pages en arrière. Dans ce genre de situation, il est extrêmement utile d’appartenir à un collectif de camarades qui lisent à peu près les mêmes livres que vous. Il est très utile de discuter avec ses camarades des livres que l’on a lus pour vérifier que l’on a bien compris la même chose, et si les interprétations divergent, il est important de discuter texte à l’appui pour voir qui a raison. Ce genre d’activité collective produit une émulation qui permet à tout le collectif de progresser, à condition que les camarades de ce collectif aient un esprit de solidarité et non de compétition pour savoir qui lit mieux que les autres. Discuter avec des professeurs qui ont lu beaucoup de livres et ont déjà réfléchi sur ces livres peut aussi être d’une grande utilité pour se doter de clefs de lecture qui peuvent nous manquer. À ce titre, nous recommandons trois maîtres en priorité : Dominique Mazuet sur l’œuvre de Marx et de Descartes, Dominique Pagani et Bernard Bourgeois sur l’œuvre de Hegel.

Pour choisir vos premiers livres, nous recommandons dans un premier temps d’aller vers ceux qui vous semblent les plus intéressants et qui vous donnent le plus envie. Une fois que l’on a goûté à la drogue des livres, on se rend compte que le contenu d’un livre appelle la lecture de plusieurs autres et ainsi de suite à l’infini, et il suffit de se laisser porter en fonction de ses affinités personnelles. Cependant il y a quelques « grands » livres classiques qui constituent la colonne vertébrale du marxisme et que tout militant à prétention marxiste doit avoir lu. 

1. Niveau débutant : découverte du marxisme

Une des premières questions lorsque l’on s’intéresse au marxisme et que l’on n’y connaît rien est : que lire, et par quoi commencer ? Nous commençons par une liste de petits livres fort utiles pour s’initier. Ils ne sont pas forcément tous indispensables, mais nous recommandons d’en lire au moins quelques uns pour s’initier aux concepts de base du marxisme. Cette liste n’est pas exhaustive, elle constitue simplement une liste de livres que j’ai lus et que je peux recommander à titre propédeutique. Votre parcours personnel vous mènera certainement à quelques autres livres que ceux de cette liste.

Marx & Engels : Manifeste du Parti Communiste. Ce petit livre expose avec une grande clarté la théorie et l’histoire des luttes des classes et les enjeux politiques de ce conflit en 1848. Même si le conflit a changé dans sa forme (comme le montre l’analyse de Clouscard), il est resté le même dans son contenu, et tous les grands résultats de ce livre sont toujours valides aujourd’hui. Cet ouvrage est très important car il expose la thèse principale de la pensée marxiste : la lutte des classes est le moteur de l’histoire de l’humanité ; le mode de production capitaliste est mû par le stade ultime de la lutte des classes (bourgeoisie contre prolétariat), et nous vivons à l’aube de la dernière révolution sociale qui fera émerger la société sans classes : le communisme. Le livre contient une liste de revendications qui sont peut-être à modifier pour les adapter au circonstances présentes  mais dont tout militant peut trouver une source d’inspiration. Le fait que les revendications soient très générales, peu nombreuses et peu précises montre que Marx et Engels ne sont pas des utopistes qui écrivent les recette des marmites du futur, mais nous donnent au contraire des clefs décisives de compréhension du monde réel pour pouvoir le transformer en nous adaptant aux circonstances.

Engels : Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande. Dans cette toute petite brochure de moins de 100 pages, Engels aborde de façon ultra synthétique et pédagogique les aspects philosophiques du marxisme et leur histoire. Les termes comme : matérialisme, idéalisme, dialectique, y sont expliqués. Engels montre comment Marx et lui-même ont évolué au sein de l’idéologie allemande, de l’idéalisme dialectique hégélien au matérialisme naturaliste de Feuerbach jusqu’à constituer leur système de pensée et de vision du monde : le matérialisme historique et (donc) dialectique. Engels explique pourquoi la dialectique était réservée à l’idéalisme (en particulier, Hegel lui a donné une forme systématique et rationnelle), et comment le matérialisme a besoin d’intégrer la dialectique pour être complet. Autrement dit, que le système de Hegel constitue un « matérialisme renversé ».

Engels : socialisme utopique et socialisme scientifique. Dans ce livre, Engels expose la généalogie historique du socialisme et du communisme. Les prémisses du communisme étaient le fait d’idéalistes qui avaient des « projets de société », au début du XIXème siècle. Engels montre qu’à leur époque historique, l’utopie inefficiente était le mieux qu’ils pouvaient faire, c’était un stade nécessaire à l’émergence du marxisme. Mais ensuite il explique comment une analyse scientifique du monde social peut mener de façon beaucoup plus efficiente vers un socialisme réel. La connaissance scientifique des processus sociaux permet au sujet humain de prendre son destin en main plutôt que de se faire mettre en mouvement de façon passive par des phénomènes sociaux qu’il ne comprend pas scientifiquement et dont il attribue l’existence à quelque chose qui le dépasse (que ce soit Dieu chez les croyants, la Nature humaine immuable, ou la Main invisible du marché, cela revient au même).

Marx : salaire, prix, profits. C’est un résumé du Capital par Marx lui-même. En une centaine de pages, c’est un condensé de théorie économique expliqué avec une simplicité et une clarté que nous n’avons jamais vues ailleurs. Ce texte a été rédigé pour être lu par des ouvriers qui n’ont aucune formation théorique, et pourtant la précision et l’exactitude du texte surpasse de loin de nombreux traités d’économie politique. Vous y trouverez notamment : un condensé de la théorie de la valeur, du processus d’exploitation capitaliste, et une très brève ébauche des contradictions de ce processus d’exploitation. Dans ces cent pages il y a infiniment plus d’informations pertinentes que dans la plupart des gros livres d’économie qui paraissent aujourd’hui (et qui par ailleurs sont rédigés volontairement dans un langage incompréhensible). Cela vous épargnera des centaines d’heures d’errance dans de mauvais ouvrages d’économie vulgaire (comme les livres de Thomas Piketty par exemple). Cela devrait aussi vous mettre en appétit pour la lecture du Capital où toutes les notions de salaire, de prix, et de profit sont abordées dans le détail.

Politzer : principes élémentaires de philosophie. Ce livre permet de se familiariser avec le vocabulaire de la philosophie. Il a été écrit dans les années 30 dans le cadre des cours de philosophie que Politzer donnait dans les université ouvrières du PCF. Il est écrit dans une langue très claire et compréhensible par tout débutant en philosophie. À cette époque, le PCF était capable de former des militants ouvriers jusqu’à les envoyer aux postes à plus haute responsabilité au sein de l’État. Citons par exemple Ambroize Croizat, ouvrier métallurgiste, ministre du travail à la Libération qui a contribué à mettre en place la Sécurité Sociale sous une forme communiste, de telle sorte que la France était réputée jusqu’il y a peu (hélas) comme disposant du meilleur système de santé au monde. Cela semble hors sujet, mais peut montrer que la formation philosophique des militants a eu pour résultat concret d’améliorer le sort de la classe ouvrière en France – et négativement, l’état de putréfaction politique des formations dites « de gauche » aujourd’hui a beaucoup à voir avec le manque de formation théorique des militants. On peut éventuellement reprocher à ce livre son ton et sa logique un peu dogmatiques ; il a beau se targuer de traiter de dialectique, on peut reprocher à certaines analyses d’être un peu binaires et de manquer de nuances. Nous recommandons un complément hégélien à ce livre, qui arrive au niveau intermédiaire. Notamment, la métaphysique est opposée à la dialectique, ainsi que l’idéalisme au matérialisme, de façon « métaphysique » si l’on utilise les critères de Politzer lui-même ! D’ailleurs, cette opposition n’existe pas chez Marx et Engels, eux ont critiqué « la vieille métaphysique », sous-entendu celle des scolastiques. Mais tout système de pensée a une conception de ce qui existe, de ce qui est, bref, est une métaphysique, fût-elle vivifiée par la dialectique. Comme disait Bernard Bourgeois : « je reste du côté de Parménide. Vivifié par Héraclite, mais Parménide quand même ! » [Parménide et Héraclite sont deux philosophes de la Grèce antique, dits « présocratiques » parce qu’ils ont exercé avant Socrate. Parménide est connu pour affirmer l’être, alors que Héraclite est connu pour affirmer au contraire la négation de l’être dans le mouvement et le devenir des choses – il est réputé être le fondateur de la dialectique.]. De même, si à l’époque de Politzer, opposer systématiquement matérialisme et idéalisme a pu avoir un intérêt politique – notamment pour combattre l’obscurantisme religieux –, cela peut être néfaste car cela peut provoquer des comportements dogmatiques et répulsifs à toute philosophie idéaliste. Certains systèmes philosophiques idéalistes, comme la dialectique de Platon, ou le rationalisme de Descartes, ou l’idéalisme hégélien, sont d’un très grand intérêt non seulement pour eux-mêmes mais aussi pour comprendre le système de Marx, bien qu’ils soient des idéalismes critiqués par Marx. Il serait néfaste que des militants ne s’intéressent pas à ces systèmes sous le seul prétexte qu’ils seraient idéalistes. 

Marx : Préface à la contribution à la critique de l’économie politique. Derrière ce titre barbare se cache un petit texte de quelques paragraphes ultra limpide, clair et distinct, dans lequel Marx expose sa méthode matérialiste, historique et dialectique. C’est le texte qui contient le plus de marxisme en le moins de ligne. À apprendre par cœur. On le trouve facilement sur internet :

https://www.marxists.org/francais/marx/works/1859/01/km18590100b.htm

Lénine : L’État et la révolution. Dans ce livre, Lénine expose sa théorie de l’État et la met en perspective avec la situation concrète de la Russie à son époque. Il renvoie dos à dos les anarchistes et les réformistes. D’une part, les anarchistes veulent tout tout de suite, contestent toute forme d’autorité, et demandent la spontanéité absolue de l’organisation des travailleurs et de leurs forces révolutionnaires – Lénine montre au contraire que tous les processus révolutionnaires réels nécessitent une grande autorité et une organisation centralisée impeccable pour empêcher les forces réactionnaires de reprendre le pouvoir. D’autre part, les réformistes prétendent qu’il est possible de s’acheminer vers le socialisme par une succession de réformes et limitent le champ de la lutte des classes à la sphère politique démocratique. Il suffirait de bien voter et d’avoir de bons dirigeants bienveillants qui font tout à notre place pour marcher tranquillement vers le socialisme – ce qui est une contradiction dans les termes puisque le socialisme suppose une auto-organisation des travailleurs et donc un renversement brutal (et donc illégal !) de l’appareil d’État.

Lénine montre que ces deux conceptions de l’État sont erronées et expose la théorie marxiste de l’État comme appareil d’oppression de la classe exploitée. Il montre que la classe révolutionnaire laborieuse doit s’emparer de cet appareil dans un premier temps pour oppresser avec autorité la bourgeoisie en l’empêchant de reprendre le pouvoir et de rétablir le capitalisme – cette phase porte plusieurs noms chez Marx et Engels : « première phase du communisme », « dictature du prolétariat », « socialisme », mais le contenu conceptuel est plus important que le nom donné à ce contenu. Lénine réexplique ensuite la théorie de Marx et d’Engels du nécessaire dépérissement de l’État au fur et à mesure que le socialisme réel s’affermit.


2. Niveau intermédiaire : philosophes les plus importants ayant précédés Marx

Deux philosophes sont indispensables pour comprendre Marx : Descartes et Hegel.

2.1. Descartes, « ce héros par qui tout a pu recommencer »

Hegel parle souvent de Descartes comme « ce héros par qui tout a pu recommencer ». Descartes annonce le grand retour de l’universalisme de la raison et du progrès humaniste rationnel. Lire Descartes permet de poser le problème de l’étendue et de la pensée en des termes simples, compréhensibles et raisonnables. Descartes est un idéaliste, au sens où la pensée prime sur l’étendue matérielle dans son système. Mais il est aisé de lire ses livres avec un point de vue matérialiste et d’y comprendre l’activité du sujet. L’avantage de Descartes est qu’il reprend tout à zéro dans une langue claire et un style littéraire magnifique dont nous ne connaissons pas d’équivalent. Ses ouvrages sont tous lisibles par des débutants en philosophie et lire ses livres vaut mille cours de philosophie sur Descartes.

Descartes : Discours de la méthode. Dans ce petit texte, Descartes raconte comment il en est arrivé à formuler sa méthode scientifique pour mener sa raison à la connaissance la plus vraie possible. Les principes de base du rationalisme sont exposés.

Descartes : méditations métaphysiques. Descartes réfléchit sur les problèmes métaphysiques de base : qu’est-ce que la pensée ? Qu’est-ce que l’étendue dans laquelle se meuvent les corps matériels ? Comment se fait-il que je puisse penser ce que je pense ? Y a-t-il des choses dont je puisse être certain où tout est-il dubitable ? Ce livre permet de se familiariser avec les concepts de base de la métaphysique et la logique.

Ces deux petits livres de Descartes constituent les fondements sur lesquels s’appuie Marx : la logique scientifique cartésienne, l’universalisme de la raison et de la logique chez le sujet humain générique.

2.2. Le noyau rationnel hégélien dans la pensée de Marx

Avant de recommander des textes hégéliens, il faut montrer que tout militant marxiste a intérêt à s’intéresser au système de Hegel. Une fois de plus, il suffit de laisser Marx s’exprimer. On trouve dans la postface du Capital :

Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est l’exact opposé. Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’Idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’Idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transportée et transposée dans le cerveau de l’homme.
J’ai critiqué le côté mystique de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans, à une époque où elle était encore à la mode. Mais au moment même où je rédigeais le premier volume du Capital, les épigones grincheux, prétentieux et médiocres, se complaisaient à traiter Hegel, comme le brave Moïse Mendelssohn avait, du temps de Lessing, traité Spinoza, c’est-à-dire en « chien crevé ». Aussi me déclarais-je ouvertement disciple de ce grand penseur, et, dans le chapitre sur la théorie de la valeur, j’allais même jusqu’à me trouver parfois en coquetterie avec sa manière particulière de s’exprimer.
Mais bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d’ensemble. Chez lui elle marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver une physionomie tout à fait raisonnable. 
Sous son aspect mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu’elle semblait glorifier les choses existantes. Sous son aspect rationnel, elle est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes et leurs idéologues doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire ; parce que saisissant le mouvement même, dont toute forme faite n’est qu’une configuration transitoire, rien ne saurait lui imposer ; parce qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire. 
Le mouvement contradictoire de la société capitaliste se fait sentir au bourgeois pratique de la façon la plus frappante, par les vicissitudes de l’industrie moderne à travers son cycle périodique, dont le point est la crise générale. Déjà nous apercevons le retour de ses prodromes ; elle approche de nouveau ; par l’universalité de son champ d’action et l’intensité de ses effets, elle va faire entrer la dialectique dans la tête même au tripoteurs qui ont poussé comme champignons dans le nouveau Saint-Empire prusso-allemand.
Une autre citation qui devrait finir de vous convaincre de vous intéresser au système hégélien est l’extrait des cahiers de la dialectique de Lénine. Avant 1917, Lénine a dû partir en exil. Dans de longs moments de solitude, il a longuement médité sur l’échec de la seconde internationale ouvrière, et s’est retrouvé contraint d’étudier, faute d’action politique immédiate à exécuter. Les cahiers de la dialectique sont les notes de lecture de Lénine qui lit la Logique de Hegel. Voici la conclusion qu’il en tire : 

Cette phrase de la page 353 et dernière de la Logique est archiremarquable. Passage de l’idée logique à la nature. Le matérialisme est à portée de la main. Engels avait raison : le système de Hegel est un matérialisme renversé.

[...]

Il est remarquable que tout le chapitre sur l’« Idée absolue » ne dit presque pas un mot de Dieu (c’est à peine si une fois le « concept divin » fait une apparition) ; et en outre — ceci NB — ce chapitre ne contient presque aucun idéalisme spécifique, mais il a comme sujet essentiel la méthode dialectique. Le total et le résumé, le dernier mot et l’essence de la Logique de Hegel c’est la méthode dialectique — ceci est tout à fait remarquable. Et encore ceci : dans cette œuvre de Hegel, la plus idéaliste, il y a le moins d’Idéalisme, le plus de matérialisme. « C’est contradictoire », mais c’est un fait !

[…]

On ne peut pas comprendre totalement le Capital de Marx et en particulier son chapitre I sans avoir beaucoup étudié et sans avoir compris toute la Logique de Hegel. Donc pas un marxiste n’a compris Marx ½ siècle après lui !

On sait qu’après cette lecture, Lénine en est arrivé à considérer la pensée comme activité pratique, ce qui renforce son adage célèbre : « sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ». L’action politique et la pensée révolutionnaire ne font qu’un, au sens où il n’y a pas de séparation entre la théorie et la pratique dans le parti révolutionnaire. Sous peine d’avoir, d’un côté, des militants qui passent leur vie dans des bibliothèques sans jamais être au contact de la réalité concrète, et de l’autre côté, des militants toujours en action pratico-pratique qui ne prennent jamais le temps de réfléchir à ce qu’ils font. Lénine, après Marx et Engels, est l’exemple emblématique de la synthèse réussie entre la théorie et la pratique, car en plus d’être un grand théoricien, il a mené une révolution réelle et réussie dans son pays. 

Il est vraisemblable que Lénine soit le seul individu de son parti à avoir assimilé le corpus hégélien. Il est évident qu’aucun militant du parti bolchevique ne lui arrivait à la cheville quant à la maîtrise du corpus de Marx (pas plus Trotsky que Staline, leur point commun est de tout ignorer du système hégélien et de la logique dialectique). Nous formulons l’hypothèse que c’est en partie ce manque de formation des militants qui a mené petit à petit l’URSS à sa chute après la mort de Lénine, et nous pouvons en dire de même avec le PCF lorsqu’à partir des années 60, tous les intellectuels attitrés du parti ont tout fait pour faire sortir Hegel du corp(u)s de Marx, à l’exception de marxistes orthodoxes – car hégéliens – mais minoritaires comme le philosophe Michel Clouscard. Nous formulons la même hypothèse que le philosophe Dominique Pagani, proche ami de Michel Clouscard : les périodes où l’on rapproche Marx et Hegel observent des progrès sociaux, alors que celles où l’on tente de les éloigner observent des régressions historiques qui prennent la forme de restauration du capitalisme comme aujourd’hui. Il nous semble donc urgent, plus que de se lancer dans du militantisme pratico-pratique aveugle de ses propres principes et qui de toute façon ne mène souvent qu’à des échecs par manque de lucidité, d’étudier le noyau rationnel hégélien dans la pensée de Marx.

Cependant, Hegel présente l’inconvénient d’être un auteur très difficile à lire. Avant de se plonger directement dans ses textes, nous recommandons une série de conférences qui permettent de s’initier à la logique hégélienne que Marx utilise tout le temps dans son œuvre et en particulier dans le Capital.

Personne n’a expliqué avec autant de pédagogie le système de Hegel et ses liens avec celui de Marx que Dominique Pagani dans cette conférence :

https://www.youtube.com/watch?v=RpMomqWVXqE

Nous recommandons ensuite la présentation par Bernard Bourgeois de la Grande Logique de Hegel en trois parties.

http://www.librairie-tropiques.fr/2015/10/la-grande-logique-de-hegel-traduite-et-presentee-par-bernard-bourgeois.html

http://www.librairie-tropiques.fr/2016/04/bernard-bourgeois-l-effectivite-hegelienne.html

http://www.librairie-tropiques.fr/2016/12/bernard-bourgeois-vivre-selon-le-concept-aujourd-hui.html

Signalons aussi sa conférence sur la Phénoménologie de l’esprit

http://www.librairie-tropiques.fr/2018/06/demain-vendredi-29-juin-19h30-bernard-bourgeois-presentera-avec-dominique-pagani-et-aymeric-monville-la-phenomenologie-de-l-esprit-1

Nous recommandons enfin un petit livre très utile écrit par Bernard Bourgeois qui s’intitule tout simplement : le vocabulaire de Hegel. Ce petit livre permet de s’initier à la pensée hégélienne en voyageant dans les mots les plus importants du système hégélien. Il peut également être utilisé comme dictionnaire si l’on est perdu pendant la lecture de textes de Hegel.

 

3. Niveau avancé : Les « gros livres » de Hegel et Marx 

À présent il faut entrer dans le vif du sujet et lire le Capital de Marx. D’autres livres seraient probablement nécessaires pour mieux en saisir toute la portée, mais le Capital est un livre auto-cohérent où chaque concept est défini et explicité. Il ne faut donc pas trop attendre pour s’y attaquer. Rien n’empêche d’y revenir plus tard et de relire certains passages.

Pour une première lecture, nous recommandons la traduction de Roy validée par Marx lui-même, publiée chez Folio, qui est écrite dans un français clair et compréhensible. Le Capital est un livre si considérable, si dense, et si complet, que ce n’est pas un livre qui se lit. C’est un livre qui se relit au moins deux fois, sinon trois. Ici plus que jamais le collectif de camarades est important pour se lancer dans cette aventure. Nous pouvons remercier la librairie Tropiques de fournir des clefs de lecture décisives pour aborder cet ouvrage sans commettre les contresens les plus communs chez les marxologues universitaires, et nous recommandons la lecture de ce petit dossier pédagogique pour se confronter au Capital :

http://www.librairie-tropiques.fr/2019/03/lecture-cartesienne.html

Nous recommandons de lire juste après les Principes de la philosophie du droit de Hegel, pour pouvoir lire ce texte avec un regard critique de marxiste. Ce livre présente l’avantage d’être écrit dans un langage plus clair que les autres textes de Hegel. C’est le testament philosophique de Hegel, quasiment le dernier livre qu’il a écrit. Il synthétise son système en y exposant les résultat principaux. L’inconvénient est qu’il ne les démontre pas – le livre contient plein de renvois à la Logique et à la Phénoménologie de l’esprit, textes beaucoup plus ardus. 

Il est intéressant de savoir que Marx avait commencé une ébauche de critique de ce livre avant de l’abandonner pour se consacrer au Capital. Dans ce texte, Hegel expose sa pensée sur la façon dont les sociétés humaines s’organisent, en trois parties : 1- le droit abstrait où Hegel étudie le droit dans son concept, comme résultat de la volonté. Il est remarquable que dans ce livre, Hegel commence par insister sur l’importance de la propriété comme fondement des sociétés, et qu’il étudie le contrat à partir du concept de propriété. On y trouvera même une ébauche de la théorie de la valeur. Tout cela n’a pas échappé à un lecteur comme Marx. 2- La moralité subjective. Hegel montre comment le sujet intériorise la volonté, étudie les questions techniques sur la différence entre l’intention et la volonté. Le résultat le plus important est que le propre de la moralité subjective, lorsqu’elle est efficiente, est de s’extérioriser dans l’action et donc de devenir objective. 3- La moralité objective. C’est l’État. Hegel y étudie les différents moments que sont les institutions, incarnations objectives de la volonté des peuples, dont l’instance suprême et définitive est l’État-nation.

Après avoir lu ce livre, le Capital apparaît comme une critique des Principes de la philosophie du droit de Hegel. Même si la doctrine de l’État de Hegel n’y est pas réfutée dans son intégralité, Marx montre que la moralité objective incarnée dans les institutions est animée sans cesse par une contradiction irréductible : la lutte des classes.


4. Par quoi finir ?

Si l’on se réfère aux citations de Lénine sur Hegel, il apparaît que la lecture de la grande Logique de Hegel s’impose d’elle-même pour comprendre complètement le Capital. Elle en constitue le « noyau rationnel » comme le démontre le philosophe Bernard Bourgeois dans cet excellent article :

http://data.over-blog-kiwi.com/1/44/00/64/20151018/ob_7016ab_bourgeois-hm01-redux.pdf

http://data.over-blog-kiwi.com/1/44/00/64/20151018/ob_529501_bourgeois-hm02-redux.pdf

Nous laissons ce dernier mot à notre libraire marxiste préféré :

Notre recommandation sera donc non pas de commencer mais de finir ce parcours de lecture par La Grande Logique.

http://www.librairie-tropiques.fr/2018/06/bibliographie-refractaire-1.html

À ce stade de vos lectures, vous savez probablement bien mieux que moi ce qui vous est nécessaire à lire. Le parcours de lecture que nous proposons ici contient implicitement de nombreux autres livres dont vous découvrirez la nécessité de lecture par vous-mêmes. Le long parcours de lecture du Manifeste du parti communiste jusqu’à la grande Logique de Hegel en passant par le Capital prendra plusieurs années de travail, et il est vraisemblable qu’au terme de ce labeur, votre manière de penser et votre vision du monde soit complètement transformée, enrichie et affermie. 

Les Bipèdes Ailés.

 

Annexe : extrait complet du Que faire de Lénine. 

On peut juger du manque de tact que montre le Rabotchéïé Diélo lorsqu’il sort d’un air triomphant cette définition de Marx : « tout pas réel du mouvement pratique importe plus qu’une douzaine de programmes. » Répéter ces mots en cette époque de débandade théorique équivaut à clamer à la vue d’un cortège funèbre : « je vous souhaite d’en avoir toujours à porter ! » D’ailleurs, ces mots sont empruntés à la lettre sur le programme de Gotha, dans laquelle Marx condamne catégoriquement l’éclectisme dans l’énoncé des principes. Si vraiment il est nécessaire de s’unir, écrivait Marx aux chefs du parti, passez des accords en vue d’atteindre les buts pratiques du mouvement, mais n’allez pas jusqu’à faire commerce des principes, ne faites pas de « concession » théoriques. Telle était la pensée de Marx, et voilà qu’il se trouve parmi nous des gens qui, en son nom, essayent de diminuer l’importance de la théorie !

Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. On ne saurait trop insister sur cette idée à une époque où l’engouement pour les formes les plus étroites de l’action pratique va de pair avec la propagande à la mode de l’opportunisme. Pour la social-démocratie russe en particulier, la théorie acquiert une importance encore plus grande pour trois raisons trop souvent oubliées, savoir : tout d’abord, notre parti ne fait encore que se constituer, qu’élaborer sa physionomie et il est loin d’en avoir fini avec les autres tendances de la pensée révolutionnaire, qui menacent de détourner le mouvement du droit chemin. Ces tout derniers temps justement, nous assistons, au contraire (comme Axelrod l’avait prédit depuis longtemps aux économistes), à une recrudescence des tendances révolutionnaires non social-démocrates. Dans ces conditions, une erreur « sans importance » à première vue, peut entraîner les plus déplorables conséquences, et il faut être myope pour considérer comme inopportunes ou superflues les discussions de fraction et la délimitation rigoureuse des nuances. De la consolidation de telle ou telle « nuance » peut dépendre l’avenir de la social-démocratie russe pour de longues, très longues années.

Deuxièmement, le mouvement social-démocrate est, par son essence même, international. Il ne s’ensuit pas seulement que nous devons combattre le chauvinisme national. Il s’ensuit encore qu’un mouvement qui commence dans un pays jeune ne peut être fructueux que s’il assimile l’expérience des autres pays. Or pour cela il ne suffit pas simplement de connaître cette expérience ou de se borner à recopier les dernières résolutions : il faut pour cela savoir faire l’analyse critique de cette expérience et la contrôler soi-même. Ceux qui se rendent compte combien s’est développé le mouvement ouvrier contemporain, et combien il s’est ramifié, comprendront quelle réserve de force théoriques et d’expérience politique (et révolutionnaire) réclame l’accomplissement de cette tâche.

Troisièmement, la social-démocratie russe a des tâches nationales comme n’en a jamais eu aucun parti socialiste du monde. Nous aurons à parler plus loin des obligations politiques et d’organisation que nous impose cette tâche : libérer un peuple entier du joug de l’autocratie. Pour le moment, nous tenons simplement à indiquer que seul un parti guidé par une théorie d’avant-garde peut remplir le rôle de combattant d’avant-garde. […]

Citons les remarques faites par Engels en 1874, sur l’importance de la théorie dans le mouvement social-démocrate. Engels reconnaît à la grande lutte de la social-démocratie non pas deux formes, — comme cela se fait chez nous, — mais trois, en mettant sur le même plan la lutte théorique. Sa recommandation au mouvement ouvrier allemand, déjà vigoureux pratiquement et politiquement, est si instructive au point de vue des problèmes et discussions actuels, que le lecteur, espérons-le, ne nous en voudra pas de lui donner le long extrait de la préface à la brochure La guerre des paysans en Allemagne depuis longtemps devenue une rareté bibliographique :

« les ouvriers allemands ont deux avantages importants sur les ouvriers du reste de l’Europe. Le premier, c’est qu’ils appartiennent au peuple le plus théoricien de l’Europe et qu’ils ont conservé en eux-mêmes ce sens de la théorie, presque complètement perdu par ses classes dites « instruites » d’Allemagne. Sans la philosophie allemande qui l’a précédé, en particulier sans celle de Hegel, le socialisme scientifique allemand, le seul socialisme scientifique qui ait existé, ne se serait jamais constitué. Sans le sens théorique qui leur est inhérent, les ouvriers ne se seraient jamais assimilé à un tel point ce socialisme scientifique, comme c’est le cas à présent. Combien est immense cet avantage, c’est ce que montrent, d’autre part, l’indifférence à toute théorie, qui est une des principales raisons pour lequel le mouvement ouvrier anglais progresse si lentement malgré la magnifique organisation de certains métiers, et, d’autre part, le trouble et les hésitations que le proudhonisme a provoqués, sous sa forme primitive, chez les Français et les Belges et, sous la forme caricaturale que lui a donnée Bakounine, chez les Espagnols et les Italiens. [...] »

 Les paroles d’Engels se sont révélées prophétiques. Quelques années plus tard, les ouvriers allemands étaient inopinément soumis à la rude épreuve de la loi d’exception contre les socialistes. Les ouvriers allemands se trouvèrent en effet armés de pied en cap pour affronter cette épreuve, et ils en sortirent victorieux.